Une énorme fleur trône sur le bureau du chef d'établissement, qui jaillit d'un bulbe éclaté dont les lambeaux pendent telles des langues verdâtres et velues.
Sans doute une plante carnivore.
Je suis tellement fascinée par ce végétal monstrueux que j'écoute à peine ce que raconte le proviseur. De toute façon, il répète toujours la même chose.
Il se cale dans son fauteuil, me dévisage de son air fatigué, enuyé, dépassé.
-Mademoiselle Blum, qu'avez-vous encore fait ?
Ce n'est pas vraiment une question. Il le sait très bien, ce que j'ai fait. Ce blaireau de Kylian est assis à côté de moi. Il saignedu nez et me lance des regards assassins et effrayés.
L'imbécile a eu la bonne idée de me chanter :
"Toute ma vie, j'ai rêvé
D'être hôtesse de l'air
Toute ma vie j'ai rêvé
D'avoir les fesses en l'air..."
Je lui ai dit d'arrêter. Il a continué.
Avant le deuxième refrain, je lui avais déjà collé un pain. Après il m'a sauté dessus comme un catcheur - il doit peser vingt-cinq kilos de plus que moi.
J'ai tenté un de-ashi- barai , balayage du pied avancé, que je n'ai pas complètement maîtrisé, mais Kylian s'est quand même effondré sur la table, la tête la première. Il faut bien que mes cours de judo servent à quelque chose !
Bref, il s'est fracturé la cloison nasale et s'est mis à pisser le sang. Le survei-
llant de la permanence est aussitôt intervenu et nous a envoyé dans le bureau du chef d'établissement.
Le proviseur a congédié Kylian d'un signe de la main.
-Filez à l'infirmerie. Nous reparlerons de tout cela plus tard.
Il sort en roulant des mécaniques, mais je vois bien qu'il se sent humilié. C'était le but de ma manoeuvre. Je ne pense pas qu'il recommencera. Pourtant, il est assez costaud pour me massacrer quand il le veut.
Je me retrouve seule avec M.Ça ton. Il soupire avant d'enlever ses lunettes, révélant de larges cernes blanchâtres. On se regarde un moment en silence.
-Mademoiselle Blum, nous arrivons à peine au milieu du premier trimestre. Vous n'avez cessé de vous signaler depuis le début de l'année. Cette fois, vous avez atteint le sommet. Que cherchez-vous à prouver en vous comportant comme une sauvageonne ?
Là aussi, il connaît déjà la réponse. Mon but, c'est de devenir la fille la plus infréquantable du lycée pour faire enrager ma mère. Et je crois que je viens de réussir. Il faut dire que la concurrence n'est pas très rude : à Gustave-Caillebotte, les élèves sont plutôt sages.
Parmi mes rivales, il y'a Jennifer Martin qui a parfois des crises d'hallucinations en plein cours. Mais la seule capable de me faire de l'ombre, c'est finalement une fille de classe prépa : Léa Cirois. À ce qu'on raconte, elle a explosé toute une salle de sciences en fin d'année dernière. J'essaie de me hisser à son niveau.
-Vous allez prendre rendez-vous avec ma madame Rivière, la psychologue de l'établissement, reprend le proviseur. Vous pourrez lui expliquer les raisons pour lesquelles vous en voulez à vos parents...
Il vas encore me parler du divorce, me dire qu'il faut aller de l'avant, que j'ai ma vie à vivre. Ce genre de choses.
Mon père en avait marre des absances de ma mère et il s'est barré, point.
Je le comprends. Moi c'est quand elle est là que je ne la supporte pas. Il faut toujours que sa se termine en engueulade. Je ne me comporte jamais comme il faut, je suis irritable, désagréable, grossière, je ne vois pas les sacrifices qu'elle fait pour moi, blablabla...
Vous n'êtes pas de la mauvaise graine,Lana. Vous traversez un moment difficile. Pour autant votre attitude ne doit pas perturber la marche de cet établissement. Je me doute que Kylian vous a provoquée.
Ce n'est toutefois pas une excuse pour lui casser le nez. Je vais devoir appeler votée mère pour lui demander de passer vous prendre. Votre exclusion temporaire me semble inévitable !
Pendant qu'il décroche le téléphone, mon regard revient sue l'horrible plante. Comment peut-on décorer son bureau avec un truc pareil ? Une sorte de duvet pâle repoussant recouvre l'intérieur des feuilles molles.
Un vrai cauchemar végétal.
M.Caron tape le numéro de ma mère. Je lui souhaite bien du courage. Un vendredi soir à 16h45, il n'a aucune chance de la joindre. Elle doit être à trente mille pieds d'altitude, entre New York et Singapour. Je ne sais pas à quelle heure elle rentrera. Je marie qu'un message m'attend à la maison avec tous les conseils qu'elle me serine a chaque fois qu'elle part et que je n'écoute jamais.
Après plusieurs soonneries dans le vide, le proviseur finit par raccrocher. Il a rechaussé ses lunettes qui lui donnent l'air d'un gros poisson triste.
-Y a t-il moyen de contacter votre père ?
Je secoue la tête négativement. Je ne connais même pas son numéro. Ça fait des mois que je ne l'ai mas vu.
M.Caton me regarde fixement. L'espace d'une seconde, j'ai l'impression qu'il voit à travers moi, qu'il a tout compris. Son visage affiche une compassion qui me filerait presque l'envie de pleurer.
Je ne veux pas de sa pitié.
Heureusement, sa passe très vite. Peut-être a t-il senti qu'il ne devait pas se monter trop gentil avec moi. Ou alors, il est à l'ouest et c'est moi qui imagine des choses.
Le proviseur jette un coup d'œil à l'horloge. La fin des cours approche. J'ai envie de partir d'ici. Avec le jour qui baisse, la fleur m'apparaît de plus zn plus menaçante.
-Bon, conclut M.Caton, je ne vais pas vous garder tout le weekend. Je laisserai un message à votre mère afin que nous prenions rendez-vous. Vous serez convoquée mar le conseil de discipline après ces événements. Pour ma part, je pense qu'il serait préférable que vous restiez avec nous afin de conservez un peu de stabilité dans votre vie. N'oubliez pas que vous passez des épreuves de bac à la fin de l'année.
Il se lève pesamment et me désigne la sortie.
-Réfléchissez à ce que je vous ai dit, mademoiselle Blum. Vous avez deux semaines devant vous. Bonnes vacances.
Je sors du bureau. En passant devant la secrétaire, je me rends compte que je n'ai pas prononcé un seul mot au cours de l'entretien.