Prunelle

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La lame du couteau martelait à intervalle la table de bois. Son tempo ricochait sur les murs de toiles rapiécées. De fines rondelles opales s'esquissèrent sur le tronc du navet découpé. Non loin de ce rythme, le sifflement étouffé d'une eau qui bouillait s'échappait du couvercle de métal. Le plan de travail était désordonné. Une montagne d'épices, de légumes bon marché et de déchets s'accumulait. Elle menaçait presque de flancher et rejoindre le parquet poussiéreux.

Xie Lian prit à pleine main ce qu'il avait découpé et déposa délicatement les morceaux dans la casserole où l'eau crépitait. Quelques éclaboussures atteignirent le haut de sa main sans que la douleur ne lui parvienne. Il n'y fit pas attention. Après tout, même si mille lames lui transperçaient la poitrine, un dieu ne pouvait pas mourir bien que la souffrance en eut été multipliée. Ce ne serait donc pas une goutte qui le ferait sursauter de surprise. Sans oublier que le cultivateur en blanc s'était déjà coupé d'innombrables fois et que ses plaies se cicatrisaient en un temps d'encens.

Il frotta vigoureusement ses paumes l'une contre l'autre. Il se baissa ensuite et sortit du meuble un large pot dont l'huile avait débordé. Avec une cuillère en bois, il en extrayait une généreuse becquée qu'il laissa couler au dessus de sa mixture. Il ajouta quelques branches de ciboules qu'il avait pu cueillir sur un monticule de compost. Laisser de tels aromates encore bons aurait été du gâchis, avait-il pensé. Il avait toutefois prit le soin de les humidifier avant de les utiliser. Il mélangea pendant quelques minutes sa mixtion avant de la laisser reposer sur le feu, tout en la recouvrant de son couvercle presque rongé par le temps.

Ce jour-ci, Xie Lian avait décidé de tenter une nouvelle recette pour San Lang. Il n'avait pas encore trouvé de nom mais il avait été inspiré par un met qu'il avait gouté à la cité fantôme. Il avait voulu le reproduire mais il avait remplacé la volaille par des restes de porcs qu'un restaurateur comptait jeter, il avait changé l'aubergine par un navet et le gingembre par des bulbes de ciboule. Le goût serait proche, il en était certain. Rien que l'odeur aigre et chatouillant ses narines confortait Xie Lian dans son succès culinaire. Comment cela ne pourrait-il pas être bon ?

En attendant que le plat soit cuit, il en profita pour nettoyer son plan de travail. Il rangea ses épluchures et ses aliments non utilisés dans des caissons de bois afin de les réutiliser par la suite. Il essuya la table par un coup de manche. Rien n'était plus efficace que son vêtement pour épousseter n'import quelle surface, qu'importe que la teinture blanche ne se transforme en un dégradé jaunâtre.

Une fois fini, il s'assit sur les marches du temple de PuQi, rêveur. Avec San Lang, il aimait se ressourcer céans dans ce pavillon de toile, de bois et de poussière. Il tenait par miracle depuis plusieurs années grâce aux nombreuses rénovations qu'ils avaient engagées ensemble. Xie Lian caressa délicatement un pilier tout juste renforcée et soupira, nostalgique.

Il ferma les yeux et se remémora les débuts de sa troisième ascension. La construction de son propre temple avait été largement moquée par les officiers célestes à l'époque. Bien qu'il restait tout aussi simple sans ornements de feuille d'or ou de statues sculptées par des talents, le sanctuaire conservait son charme.

Il finit par tendre l'oreille vers l'intérieur afin d'écouter la cuisson. Des bulles semblaient éclater contre le fer du couvercle. Les bûches rongées par le feu crépitaient et éclataient en braise.

Ce son fut rapidement remplacé par une douce mélodie, la plus belle de tous. La voix de San Lang effleurait ses tempes.

- Si Gege a besoin de se reposer, je peux m'occuper du repas.

Xie Lian écarquilla les paupières avant de se relever et de sourire, époussetant sa robe couverte de miettes. Son charmant partenaire portait, sous un bras, des rondins de bois. Il posa sa main sur l'épaule de San Lang, puis ses doigts parcoururent l'ossature de sa mâchoire jusqu'à atteindre le haut de ses pommettes. Son front pâle brillait légèrement de sueur sous le soleil tiède d'automne et quelques feuilles oranges s'étaient mêlées dans sa chevelure.

Prunelle [𝐓𝐆𝐂𝐅]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant