Les habits neufs du ministre des Élégances

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Avachi dans un fauteuil, en bois doré et brocart d'argent, les pieds appuyés contre un accoudoir, un adolescent richement vêtu se plaignait à un jeune homme replet dont la cape scintillait comme un ruisseau de montagne sous le soleil.

– Parfois, je ne comprends pas pourquoi personne ne me prend au sérieux. Je suis censé être le maître de ces lieux, l'ambassadeur du Pôle, mais tout le monde me prend de haut !

– Je comprends. C'est extrêmement désagréable de ne pas être jugé à sa juste valeur, mais sur la base d'éléments anciens ou extérieurs. Moi, par exemple, j'adore Cunégonde, mais parfois, je n'ose pas dire qu'elle est ma sœur. À partir du moment où cette relation entre elle et moi est faite, on me regarde avec des yeux concupiscents, lubriques, avides. Alors que je voudrais habillé la cour, on ne me demande que des déshabillés !

– Il faudrait que nous ayons déjà fait nos preuves pour qu'on nous laisse faire nos preuves. C'est absurde ! On me traite comme un enfant, alors que je n'en suis plus un. Les Chroniqueurs que je croise n'ont à la bouche que mes bêtises et mes hésitations de petits garçons.

– Les Chroniqueurs ne laissent passer aucune erreur. Ils savent utiliser leur colossal mémoire pour humilier et dominer. Quand je suis en compagnie de Chroniqueurs, ils ne manquent jamais de rappeler à toute l'assemblée qui est ma sœur et quel genre de commerce elle gère. Pour me maintenir sous pression, ils me lancent sans arrêt des regard en coin et des insinuations entre miel et fiel.

– Exactement ! Ils exhument en permanence les cadavres qui traînent dans nos placards. Chaque souvenir ridicule, chaque mot de travers, chaque impair en société est ressassé encore et encore. À cause d'eux, on rit de moi, sous cape, derrière mon dos, derrière un éventail, en chuchotant, en se cachant, mais jamais suffisamment discrètement pour que je ne m'en rende pas compte, par mes propres oreilles ou celles d'un de mes proches. Que j'aimerais retourner ce ridicule contre eux ! Que j'aimerais, moi aussi, une fois, pouvoir me moquer d'eux.

– Dans ce cas, si je puis me permettre, nous pourrions peut-être nous allier pour leur jouer un mauvais tour. Évidemment, je compte sur votre plus grande discrétion.

*****

Archibald, en tant qu'ambassadeur, accueillait des voyageurs prestigieux en provenance de toutes les Arches. Il aimait surprendre le Pôle avec ses invités étrangers et gardait souvent leur présence secrète jusqu'à la dernière minute.

Un jour, au détour d'un couloir, il prit son meilleur air de conspirateur et annonça à ses sœurs l'arrivée imminente de deux tisserands de grands renoms, des Alchimistes de Plombor capable de créer des tissus magnifiques aux propriétés magiques.

– Je vous le dis, mes sœurs, ses artisans sont extraordinaires ! Leurs tissus sont éblouissants ; d'une légèreté de courant d'air et d'un éclat de pierres précieuses ! Et, plus incroyable encore, les personnes idiotes ou ne méritant pas la faveur de leur esprit de Famille sont incapables de voir les vêtements cousus dans cette matière !

Et c'était tout à fait par hasard si il tint ses propos à portée des oreilles de Stanislas, le ministre des Élégances.

Stanislas était un Chroniqueur connu partout et par tous comme l'homme maîtrisant les arcanes vestimentaires de la Citacielle sur le bout des gants. Il était également connu comme étant le seul être vivant capable de retrouver un vêtement précis dans sa garde-robe qui occupait pas moins de trois pièces distinctes. A chaque saison, il en renouvelait un quart, et ne portait jamais plus de trois fois la même tenue.

Stanislas, donc, entendit l'annonce d'Archibald. Il dévoila alors sa présence au jeune ambassadeur et déclara :

– Il relève de vos fonctions d'accueillir ces Alchimistes tisserands. Mais il relève des miennes de juger de leur travail.

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