Prologue

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Il faut que tu saches que le souvenir n'est pas éternel et qu'il finit toujours par changer ou se perdre. J'aimerais donc que tu me pardonnes si cette histoire n'est même pas réelle, si mes yeux l'ont imaginé ou si les années l'ont modifié. Dans mes pensées tu es comme la mélodie entêtante d'un film de mon enfance, qui tourne et qui tourne à m'en faire pleurer. Mais peut-être que pour toi je n'étais qu'un souffle de vent sur le chemin, qu'une feuille d'automne tombant à tes pieds. Peut-être qu'au final tu m'as oublié.

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Je n'ai que très peu de souvenirs de la première fois que l'on s'est croisées. Je ne me souviens pas de tes vêtements, ni de tes cheveux. Je ne me souviens pas de tes yeux ni de ce qu'il y avait dans ton regard. Je ne me souviens pas non plus de ta démarche. Par-dessus tout, je ne me souviens pas avoir contemplé ton visage avec attention, comme certains aiment le raconter, jusqu'à pouvoir le dessiner.

Cependant je me souviens de la couleur de tes lèvres.

C'était un triste jour d'automne, le ciel était terne, les oiseaux ne chantaient pas... A vrai dire, ils n'étaient même plus là. Je ne pourrais pas te dire quand tu es arrivée exactement. J'étais bien trop préoccupée, comme tout le monde autour, à observer les gouttes de pluie s'échouer sur les rails en attendant le train.

Le temps passait lentement.

Nous patientions, indéfiniment.

Un ennui constant émanait de cet endroit. Trop de gens ici ne savaient même plus pourquoi ils se réveillaient chaque matin. Ils erraient comme des automates contagieux dans la ville, si bien que j'ai fini par m'endormir, comme eux pendant quelque temps, sans même m'en rendre compte.

Pourtant, à ce moment précis, quand le train entra en gare et que la foule se précipita vers les portes, quelque chose, ou plutôt quelqu'un, m'interpella. Tu te tenais là, de dos, et je ne pouvais pas te lâcher des yeux. Je ne sais pas ce que je fixais parce que comme je te l'ai dit, je ne me souviens pas de ta personne à ce moment-là. Je sais juste qu'une pression invisible dans ma tête m'empêchait de détourner le regard.

Finalement, le train est parti, toi a son bord, sans moi. C'est après t'avoir perdu de vue complètement que j'ai compris que je n'avais pas bougé. C'était aussi mon train et je l'avais manqué.

Je sais que j'étais troublée, beaucoup trop pour pouvoir ressentir de la colère ou de la panique. Je ne savais plus où j'étais. Jamais je n'avais manqué ce train. Je me réveillais toujours à la même heure, m'habillais toujours des mêmes couleurs, empruntais toujours les mêmes chemins, attendais toujours ce maudit train pour me rendre toujours aux mêmes endroits, voir les mêmes personnes, faire les mêmes choses dans une ronde infinie.

Mais que pouvais-je faire maintenant que le train était parti ?

Soudain, mes pensées se clarifièrent.

Pourquoi étais-je restée ?

Dans ma tête, il n'y avait rien de plus que la tâche colorée que j'avais vu avant que le train ne devienne un point dans l'horizon. Mais qu'elle  était cette tâche ?

Pourquoi être restée paralysée sur le quai au lieu de monter comme je le faisais chaque jour?

Le silence m'englobait et les minutes passaient mais je ne bougeais pas. J'allais devoir attendre le prochain train sans savoir quand il arriverait tout en cherchant comment justifier mon retard. Je ne savais pas comment m'y prendre, mon propre cerveau ne parvenait pas à analyser la situation.

Dans ma tête, je ne voyais plus que toi, mais je ne le savais pas encore.

Quand j'y repense – souvent – je me demande bien pourquoi toi et personne d'autre. Je me demande aussi pourquoi ce jour-là et pas un autre. Je me demande pourquoi tes lèvres et pas tes yeux. J'aimerais savoir pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi cette couleur et si elle était importante. Je me demande beaucoup de choses au présent comme au passé. Je garde en moi un nombre infini de questions laissées sans réponses.

Mais là n'est pas l'histoire pour le moment. Il faut juste savoir que tout allait changer.

Quoi qu'il en soit, un autre train a fini par arriver, une heure plus tard et je me suis dépêchée d'y monter. Les odeurs de transpiration et de parfums en tous genre se mélangeaient dans mes narines, me ramenant doucement à la réalité.

Le reste de la journée fut calme et j'ai fini par laisser tomber cette vague image de toi qui semblait au départ ne jamais vouloir partir.

Après ça, les jours se sont succédé dans la plus grande normalité. Mon réveil a sonné tous les matins à 6h20, je me suis dirigée plusieurs fois à la machine à café, je me suis douchée puis habillée, j'ai attendu quelques minutes avant de sortir de chez moi à 7h30 pour être sûre de ne pas manquer le train de 7h54... Et je ne l'ai plus jamais manqué.

Il s'est passé quelque temps avant que te revois. Je me souviens, le lendemain de l'incident avoir vaguement regardé chaque personne présente sur le quai, en vain.

Je ne savais pas réellement ce que je cherchais à vrai dire. Il m'était impossible de me souvenir d'aucune couleur mis à part celles de tes lèvres. C'était quand même étrange... À un certain moment, j'ai fini par me dire que j'avais tout imaginé, que tu n'avais pas réellement existé  ou que si tu avais bel et bien été là, j'avais dû perdre la tête, fatiguée par ma routine. Probablement que ce jour-là, mon subconscient avait inventé toute la situation pour créer un semblant d'animation dans ma vie monotone. Mais quelle situation ?

Finalement, il ne s'était rien passé. Nous attendions toutes les deux notre train, un matin de novembre, sans se remarquer. Le train est arrivé, je suis restée figée et ta silhouette s'est retrouvée là, devant moi, dans le plus grand des hasards. Mes yeux se sont posés sur tes lèvres comme ils auraient pu le faire sur n'importe quoi ou n'importe qui d'autre. J'ai manqué le train parce que j'étais étourdie, comme n'importe qui aurait pu l'être, n'importe quand et n'importe où.

À cette époque-là, c'est ce que je croyais fermement et c'est qui m'a permis de t'oublier. Parfois, c'est encore ce que je pense. Je me dis que tout serait plus simple, si tout s'était arrêté là. Je n'aurais pas à vivre dans le passé, à me remémorer tous ces détails, à me demander tous ces « et si ? » et ces « pourquoi ? », à nous revoir, encore et toujours pour finir par s'éloigner.
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La deuxième fois que je t'ai vu, c'était un samedi soir comme les autres, la nuit était froide, les nuages dansaient lentement comme des fantômes dans le ciel, et personne ne peuplait les rues.

Je m'ennuyais terriblement comme toujours, un livre à la main en guise d'accessoire parce que j'étais bien trop concentrée sur le dehors.

Est-ce que tu te souviens de cette soirée ?

Mes yeux étaient figés sur le bitume quand je tu es apparue. Je savais que c'était toi. J'ignorais comment mais je le savais. J'éprouvais la même sensation indescriptible que ce fameux jour où le train était parti sans moi.

Tu marchais d'un pas assuré dans cette ruelle déserte. Je ne savais pas ce que tu faisais – tu ne me l'as jamais dit d'ailleurs – mais une énergie déconcertante émanait de toi.

Tu as tourné la tête quelques secondes, interpellée par quelque chose et j'ai pu apercevoir pour la première fois ton visage. C'était comme la dernière fois : je ne parvenais pas à créer au fond de moi un portrait distinct.

J'imagine, cependant que c'est à ce moment que je suis supposée te décrire. Je sais que tu as les yeux noirs, que tes cheveux n'étaient jamais semblables à la fois d'avant, que tu n'es pas très grande... Mais tout ça me semble futile et inintéressant.

Ce qui reste gravé dans mes pensées c'est la lueur indiscernable dans ton regard, toutes ses couleurs qui t'entouraient, les effluves de chlore et de fruits qui émanaient de toi, la douceur de tes mains, le son de ta voix chaude qui s'échappait de tes lèvres mauves et toutes ces choses invisibles qu'on ne peut faire revivre qu'avec des mots.

Je me souviens très bien de cet instant et de tous ceux qui ont suivi après. Tu es entrée dans ma tête, y a construit une pièce à part entière qui allait renfermer d'innombrables autres moments, puis tu as disparu, une nouvelle fois, dans un coin de la rue.

J'ai gardé au fond de moi une ombre de toi, traçant des traits de lumière sur le chemin. Par la suite, elle habiterait mes rêves et mes pensées sans s'arrêter pendant de nombreuses années.

Mais tu le sais comme moi, ce soir-là, tout ne faisais que commencer.

La couleur de tes lèvresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant