Deuil [1/3]

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Il est déjà 22 heures. J'ai vraiment l'impression que le temps s'est arrêté. Je ne comprends plus... Je n'oublie pas les mots, je les entend encore résonner dans mon esprit comme des coups de marteau directement dans ma tête. 

« Je suis désolé, elle est décédée ».

Est-ce réellement une façon d'annoncer les choses ? Bordel, c'était mon animal, pas un vulgaire objet à qui on a retiré les piles. Je lui ai confié ce petit être. Je lui ai confié cette partie de moi, de mon âme, de mon corps. Si fragile à la fois, mon esprit était resté avec elle, et n'a jamais pu revenir près de moi.
Je traîne difficilement des pieds. Je rentre dans cet appartement, qui est maintenant si vide d'elle, vide de sa présence, et sa cage, vide, dans l'entrée me la rappelle. Hier encore, elles étaient trois. Et, précédée par ses deux copines auxquelles je tenais tellement, elle s'en est allée ce soir, loin de moi, et mon cœur a cessé de briller à ce moment précis. Je ne le sent même plus, je ne vois même plus, je ne suis même plus capable de réfléchir. J'ai son image qui me hante, ces mots. « Je suis désolé, elle est décédée ».

Elle est partie. Il me l'a arrachée sans même que je puisse lui dire au revoir. Je n'ai pas pu l'accompagner dans son départ. Elle était seule et moi aussi. Ce lien n'a jamais pu être rompu. C'est pour ça que je suis partie avec elle. Je m'immobilise dans le couloir. J'ai envie d'avoir mal vu, que ça ne soit jamais arrivé. S'il te plaît destin de merde, dis moi que tout ça, ça n'était qu'un putain de mauvais rêve. Dis moi que je vais me réveiller et qu'elle sera là, près de moi, comme à chaque instant de ma vie depuis ces 6 dernières années. Je t'en supplie, fais que pour une fois, la vie que tu m'a donné ne soit pas vide de sens.

Je sens que je suis encore debout juste grâce aux tremblements de mes jambes. Les bras le long du corps, je n'ai aucune envie, aucun entrain, aucune soif, aucun appétit. Il est là, dans le couloir, il me tourne le dos et n'est capable de rien me dire. Que pourrait-il faire, de toute façon ? Me la ramener ? Non, c'est impossible. Alors bon, à quoi ça sert d'attendre, d'espérer. Je continue de pousser ma vieille carcasse vide vers ce lit pourri, qui me tient, lui aussi, compagnie depuis un moment déjà.
Je m'allonge sur le lit, face au mur. Je replie mes jambes et c'est tout. Je ne suis plus capable de rien. Le simple fait qu'il soit présent m'empêche de hurler toute la peine qui emplit mon cœur à ce moment.

Je ferme les yeux. Je ne revoit que ses yeux. Je revis le passé et ces images qui aujourd'hui, ne font plus que déchirer mon âme définitivement.

On s'arrête dans une ruelle de cité. C'est un petit village de Moselle mais les quartiers sont triés par rues parallèles qui se ressemblent toutes. On a bien eu du mal à trouver une place où se garer ! On est enfin là. Maman, sort de cette voiture, allez ! Je suis tellement impatiente ! On gambade presque jusqu'à la maison portant le numéro que la dame nous avait fourni. Je ne sais toujours pas pourquoi c'est cette annonce que j'ai choisi. Y'en avait pourtant beaucoup. La dame nous ouvre la porte et on entre.
Au milieu de son salon, un gros lapin marron plutôt timide dans un coin d'un enclos improvisé avec un peu de grillage. On m'indique que c'est la mère, je pense que je l'avais déjà compris. Et ces toutes petites choses qui courent partout dans l'enclos pour venir nous voir, c'est eux que je suis venue voir. Ils sont si petits et ont l'air tout doux que j'ai envie de leur faire des caresses.
Et je l'aperçoit. Elle. Ce petit bouchon qui rentre dans ma main se tient dans un coin. Elle a les oreilles redressées et me fixe. Je croise ses yeux et seulement là elle s'approche de moi. Elle est marrante, et les taches sur son dos sont symétriques. C'est le seul lapin qui est taché comme ça. Alors c'est celui-ci que je vais prendre !

Je montre ce petit lapereau du doigt. Ça y est. On s'est choisies toutes les deux. J'attrape délicatement le petit animal, je ne savais pas qu'on pouvait en avoir un aussi petit. Nous sommes le 5 octobre 2010. Je sens que cette date restera marquée en moi quelque part. Je rentre chez moi avec mon nouvel ami, et j'apprendrais peu de jours après que c'est en fait une petite femelle, et je lui ai donc choisi son nom. Mon amie, je n'ai pas su ce jour là que je t'avais adopté trop jeune. Tu n'avais qu'un mois. Je n'aurais jamais pensé que tu resterais à mes côtés aussi longtemps. Je ne savais pas que je serai capable de t'aimer autant.
Rapidement, elle a grandit. Trop rapidement. Et elle est devenue plus importante que je l'aurait pensé. Elle m'a offert des délires, beaucoup. Des frais, beaucoup de conneries surtout. Toujours là à demander des câlins, en semi liberté à mes côtés, dans ma chambre.
Elle m'a offert des bébés aussi. Plusieurs portées.
Et surtout, beaucoup de bonheur. Elle m'a connue chez mes parents et m'a suivie dans ma vie d'adulte. Elle a vécu auprès de moi, dans cet appartement.

Cette cage... Elle est propre, je viens de la changer, non ? Le biberon est plein. Mais cette putain de cage... Elle est vide.
Je me réveille en sueur. Il est 7 heures du matin. Mon homme est déjà parti au travail. Je suis seule dans cet appartement. Seule, sans elle.
Je n'ai pas mon amie à aller saluer dès mon réveil, comme chaque jour. Je n'ai pas son foin à changer, sa gamelle ou son biberon à remplir. Non, je ne me rappelle que de la veille quand, à 8h du matin, j'ai du téléphoner à toutes les personnes que je connaissais qui avaient une voiture, pour m'emmener en urgence chez ce vétérinaire. Je ne me souviens que d'être rentrée sans elle, la veille. Allez, une cigarette me fera du bien.
Je me traîne comme un déchet jusqu'au salon. Je pose mon énorme derrière sur ce fauteuil en cuir miteux et j'allume l'écran de l'ordinateur. La lumière me transperce le plus profond de l'œil, à tel point que j'ai du mal à maintenir les deux ouverts.

J'attrape le seau et la machine en plastique par simple habitude dégueulasse et je tasse le tabac dans le petit tube. Je fais la clope et je l'allume. Je navigue sur les réseaux sociaux sans même voir ce qu'il s'y passe. J'ai juste le cœur serré, je n'arrive même plus à respirer que le seul moyen de me rappeler que je suis encore vivante, c'est cette fumée que j'inhale comme un rail de coke sans me demander à quoi ça me sert. Je sens la douleur intense que ça provoque dans ma gorge et jusque dans mes poumons. J'assassine pourtant cette cigarette autant qu'elle ne le fait, pour me rappeler à quel point j'ai besoin de cette douleur pour me sentir encore un souffle de vie intérieur.

J'écrase mon mégot et je peine à me relever. Je n'ai même pas la force de simplement aller aux toilettes, je veux mon lit. Un pas, puis l'autre. Je marche sur du carrelage, et pourtant j'ai l'impression d'entendre chacun de mes pas. De le sentir trembler au plus profond de moi, comme si ces pas seuls permettaient à mon cœur de continuer à battre. Encore quelques pas, je pers l'équilibre. Le sol a disparu sous mes pieds. Il n'y a plus rien, plus de carrelage, plus de murs, plus de lit. Que le néant de l'immensité de l'univers mort. Pas une étoile, pas une lumière, pas un son. Juste le vide, l'éternel silence qui nous attend tous, mais qui l'a déjà emportée, elle.
Je suis allongée sur le lit. Mon oreiller est trempé. Il y a des heures que je ne peux plus retenir mes larmes. Les mouchoirs, je les entassent dans un simple sac poubelle, posé à côté de moi directement sur le lit comme une grosse épave que je suis en ce moment.
J'ai pas envie de me lever, pas envie de retourner à ma vie sans elle. Elle n'a plus de sens, je n'avais qu'elle. Qu'une vie à protéger, la sienne. Et j'ai failli à mon devoir. C'est ma faute. Mon amie, ma fille, je t'ai élevée, sevrée, aidée. J'ai aidé tes bébé à grandir, courir, aimer. Tu étais toujours si fière de me les présenter, de me demander de m'occuper d'eux pour que tu ailles te promener, pour dormir ou manger sans être dérangée. Et en retour, tu ne m'avais donné que ta confiance. Je t'ai trahie, je te demande pardon. Je n'ai pas voulu que tu parte. Je n'ai pas été là pour t'accompagner pour ton dernier voyage. Je suis désolée ma belle, mon amie, de n'avoir pas su veiller sur toi aussi bien que ce que tu as fait pour moi. Je t'aimerai pour l'éternité.

C'est ma faute.

Les chroniques des InsomnuitsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant