En apnée

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[peinture d'Isabel Emrich]

C'est quand je suis en apnée, sous l'eau, que mes limites se manifestent le plus, et systématiquement.

Je suis là, au milieu de ce rien rempli de matière, avec cette impression de voler, avec l'eau qui glisse sur mon corps et moi qui glisse dans l'eau, assailli·e de nouvelles perceptions, de nouveaux sons, immergé·e dans un nouveau monde qui s'ouvre à moi, rempli de possibilités qui paraissent infinies.

Et pourtant, bien vite, il faut s'en extirper, remonter à la surface, respirer. Parce qu'évidemment, lorsqu'on trouve quelque chose de nouveau, il nous est tout de suite arraché.

Nous ne pouvons pas respirer sous l'eau, comme ça, sans artifices. Nous ne pourrons jamais voir ce royaume avec une réelle authenticité, une simplicité, que même à l'air libre l'espèce humaine a perdues.

On ne peut que y entrer par intermittence, ou bien alourdi·e par le poids de l'humanité.

Par intermittences parce que, au bout d'un moment passé sous l'eau, quelques bulles d'air s'échappent de notre bouche, les yeux grands ouverts et les cheveux en méduse, et bien mes poumons refusent de continuer à m'alimenter en oxygène.

Certes, ce n'est pas de leur faute, mais il est toujours plus facile et satisfaisant de rejeter la faute sur autre chose ou quelqu'un·e d'autre que moi.

Ainsi donc, il n'y a plus d'oxygène à amener dans mon sang, et mon corps me le fait savoir. J'essaye de forcer, de rester sous l'eau, de relâcher progressivement l'air qui obstrue mon système respiratoire pour retarder le moment où je devrais remonter à la surface, revenir à la réalité.

Et de cette obstination découle une douleur. J'ai mal dans la poitrine, tout d'abord, je me sens compressé·e, j'ai de moins en moins de place, j'ai besoin de respirer.

Et pourtant, je continue à résister - parce que j'aime résister, par principe et peut-être même par nature -, et la douleur se manifeste mentalement.

Je vois plus flou, je peux moins réfléchir, c'est comme si un éclair grillait mon cerveau, qu'il s'étend progressivement de mes neurones jusqu'à mes yeux, et c'est à ce moment-là, quand je me mets en danger, quand il m'est de perdre connaissance voire de mourir, que j'ai une conscience aigüe de mes limites physiques, que j'ai conscience de moi, de mon existence, et donc de ma potentielle mort.

Et seulement une fois cet état de danger conscient et volontaire, je remonte à la surface, étourdi·e, pour reprendre une grande goulée d'air.

Et c'est à ce moment-là que je chéris le fait d'être en vie.

Et que je me sens vivant·e, plus que jamais.

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Écrit le Jeudi 10 Février 2022

Exercice d'écriture en HLP pendant la séquence sur "L'Humain et ses limites". Le but était d'écrire une situation où l'on avait fait l'expérience de nos limites.

Note : 10/10

Publié le Mardi 22 Mars 2022

À l'encre de mes veinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant