Chapitre 2

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1er février 1927

L'enterrement avait réuni une quinzaine de personne. Ce n'était pas beaucoup, mais tout de même plus que ce à quoi s'était attendu Olga. Ils avaient rempli trois bancs à l'église. Elle avait reconnu quelques clients fidèles du Cossack's, une ou deux prostituées qu'elle avait l'habitude de voir traîner dans les parages et avec lesquelles le vieux avait dû être particulièrement généreux. Il y avait également deux ou trois hommes à l'air relativement patibulaire, vêtus de costumes qui avaient dû faire leur effet quelques années auparavant, mais qui désormais fleuraient bon l'habit du dimanche qu'on ne mettait que rarement pour ne pas l'abîmer encore plus. Des fournisseurs, sans doute.

Comme Will l'autre jour. Qui s'empresseraient de venir l'alpaguer après la mise en terre pour savoir ce qu'il était des contrats signés par Vadim et de l'avenir du Cossack's. De ce côté, pas d'inquiétude. Olga, la veille, avait consulté jusqu'au milieu de la nuit les papiers de son oncle, qu'elle avait fini par trouver dans le double fond de son bureau. Un secret qu'il pensait bien gardé, et que sa nièce avait deviné au bout de quelques semaines à Chicago tant il n'était pas discret lorsqu'il les consultait. Ce qui arrangeait bien ses affaires.

Enfin, au fond de l'église, il y avait un autre homme. Un qu'elle n'avait jamais vu, cette fois. En entrant, elle n'avait aperçu de lui qu'un chapeau à la dernière mode et un costume bien coupé. L'homme semblait aisé. Elle ne comprenait pas ce qu'il faisait ici. Vadim n'avait jamais fréquenté la bonne société. C'était un gros Russe alcoolique et sans aucune éducation, qui n'avait jamais fréquenté des milieux plus raffinés que sa taverne et celles des rues alentour. Tant pis, elle verrait bien à la sortie.

Il n'y eut pas longtemps à attendre de toute façon, la cérémonie fut courte. Et pour cause, ricana Olga dans un demi-sourire, ce n'était pas comme s'il y avait une longue liste d'exploits à rappeler. La petite assemblée suivit ensuite le cercueil jusqu'au cimetière, assista à la mise en terre et aux dernières bénédictions, puis le prêtre rentra dans son église.

Olga répondit d'un ton machinal aux condoléances des habitués. Elle les reverrait dès le lendemain pour leur servir leur dose d'alcool quotidienne. Les deux prostituées ne s'étaient pas attardées.

– Olga Kulikova ? C'est bien toi la nièce de Vadim ?

Elle toisa les quelques hommes qui se tenaient devant elle. A vingt ans, elle ne pesait pas lourd face à eux. Il faudrait vite qu'elle trouve un moyen de s'imposer. Car ses vêtements de deuil et le respect qu'ils imposaient ne dureraient pas pour toujours. Dans quelques semaines maximum, elle pouvait dire adieu à cet avantage. A moins que... Mais ce n'était pas le moment.

– C'est moi, répondit-elle se redressant. Et je vous connais aussi. Toi, Smith, tu étais le lien de Vadim avec Saint-Pierre-et-Miquelon. Et vous deux, les frères McClay, vous faisiez sa liaison avec le Canada. Je vous assure que les contrats que vous aviez avec Vadim sont reconduits pour les mêmes tarifs, les mêmes quantités et les mêmes modalités de livraison. Smith, je vous attends donc dans trois jours au Cossakc's. Avec ma marchandise.

Elle avait ponctué sa phrase d'un coup de menton déterminé, pour leur faire comprendre qu'elle n'était pas une gamine évaporée, mais une femme sûre d'elle qui s'apprêtait à reprendre une affaire et qui connaissait son sujet. De ces premiers contacts dépendaient l'avenir de son auberge. Elle essaya de ne pas se démonter en entendant les ricanements de ses interlocuteurs.

– Dis-donc, sale gosse, tu t'prends pour qui ? commença Smith.

– Qui te permet de nous parler comme ça ? renchérit un des McClay. Sans nous, ce gors cochon de russe aurait vendu du solvant et des grenadines ! Il nous doit tout !

– Et tu crois vraiment qu'on va pas faire grimper les prix ? poursuivit le troisième larron. Première leçon, petite, si tu veux percer dans le métier, y'a des droits de succession à payer !

– Et je t'assure que tu vas nous les payer, ma mignonne... compléta Smith d'un air mauvais.

Olga faillit ne pas entendre ces dernières paroles tant son cœur battait fort. La peur l'envahissait peu à peu, et elle priait pour que sa peau garde sa pâleur habituelle, ne trahissant pas sa crainte. Car ils avaient raison. Que pouvait-elle faire, seule, une gamine de vingt ans face à trois hommes de leur gabarit ? L'affaire était bien mal engagée. Et comprenant leur supériorité, les deux frères se firent encore plus menaçants.

— C'est bien compris, fillette ? reprit Smith d'un ton menaçant. C'est bien compris ? Puisque t'y tiens, j'serai là dans trois jours, avec ta marchandise. Et toi tu s'ras là avec le tarif habituel et un quart de plus.

— Un quart ? s'étrangla Olga. Vous vous moquez de moi ?

— Tu crois vraiment...

Smith serrait les poings et Olga se fit violence pour ne pas reculer. Ne pas céder, il ne fallait rien céder. Ou c'en serait fini d'elle et du Cossack's. Mais le bootlegger s'approchait de plus en plus près.

— Je viens à peine d'enterrer mon oncle, tenta-t-elle, vous...

— Comme si tu tenais à lui, ricana McClay. Tu nous f'ras pas croire que tu l'aimais !

Allons, ils étaient encore dans le cimetière, n'importe qui pouvait les voir. Il n'allait tout de même pas.

— Assez.

L'homme qui venait de parler n'avait pas crié. A peine haussé le ton. Et pourtant, il se dégageait de sa voix une telle autorité que les frères Smith et leur acolyte reculèrent immédiatement de deux pas. Mais Olga ne s'estimait pas sauvée pour autant. Celui qui venait de parler était le jeune homme si bien habillé qu'elle avait repéré à l'église. Elle n'était pas naïve. Les gens comme ça ne pouvaient appartenir qu'à un seul type d'association... Et elle aurait presque préféré se frotter aux grosses brutes qui lui faisaient face plutôt qu'à un membre de l'Outfit. Ce qu'il était, de toute évidence.

— Qu'est-ce que tu veux, toi ? essaya tout de même l'un des Smith d'un ton bravache.

— Arrête, marmonna son frère.

— Vous devriez l'écouter, approuva le jeune homme. Parler affaires un jour de deuil est interdit...

— Interdit par vous ! reprit la tête brulée. Et, nous... Nous...

— Vous nous avez juré allégeance, murmura le mystérieux personnage en fusillant du regard les trois brutes. Ne l'oubliez pas. Ne l'oubliez jamais. Ou vous pourriez recevoir une visite désagréable, ces jours-ci... Ai-je été assez clair ?

McClay et les Smith approuvèrent d'un hochement de tête forcé. Tout cela ne rassurait pas Olga. Puisqu'ils étaient manifestement incapables de s'en prendre à celui qui venait de la tirer d'un si mauvais pas, elle ne se faisait pas d'illusion sur le traitement qu'ils lui réserveraient dès la fin de son deuil. L'inconnu lui avait seulement fait gagner quelques semaines de plus.

— Partez, maintenant, leur ordonna-t-il. Votre heure n'est pas encore venue.

La jeune femme ne put s'empêcher de frissonner en entendant ces paroles. Elles étaient presque plus terrifiantes que les menaces brutales des trois bootleggers. Ces trafiquants étaient des brutes violentes, certes, mais qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Avec un peu d'habileté et de négociation, elle aurait peut-être fini par obtenir à peu près ce qu'elle voulait. Alors qu'avec cet homme...

Elle savait d'où il venait. Elle savait plus ou moins ce qu'il faisait. La facture de son costume comme la froideur de ses yeux ne mentait pas. Elle retint un frisson lorsqu'il lui tendait galamment le bras.

— Faisons quelques pas, mademoiselle, voulez-vous ?

Il avait formulé sa demande d'un ton courtois, mais Olga n'était pas dupe. Ce n'était pas une question. C'était un ordre.

Et on ne désobéissait pas aux lieutenants d'Al Capone.

The Cossack's InnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant