Chapitre 1

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Silence et tempête

     Au tout début, il n'y avait rien. Pas de bruit, pas de souffle, pas de pensées parasites. Seulement le silence. Un silence pesant, comme on en entend un par millénaire. Un silence de fin du monde. Comme si une bataille venait de se terminer, le calme après la tempête. Le silence emplissait chaque partie de son corps, ses poumons respiraient du silence, son coeur battait du silence, sa vie ne se résumait qu'à cet instant de silence où tout n'était plus que du rien.

     Puis elle sentit un mouvement, une légère brise, une caresse du vent contre son visage. Elle prit une première inspiration, la tête vide et les mains tremblantes. Elle bloqua le souffle dans sa poitrine pendant quelques secondes, et enfin elle relacha très doucement la pression. Comme pour ne pas effrayer l'air qui faisait le trajet entre l'intérieur et l'extérieur. Ou peut-être était-ce elle-même qu'elle ne voulait pas effrayer. Après ce premier souffle, elle décida que le suivant pouvait suivre sans peur, et le suivant également. Et ainsi de suite, elle respira le vent à la place du silence.

     Ensuite elle eu soif. Soif de couleur. Elle n'aurait pas su décrire quelle était la couleur qui l'entourait mais ce n'était pas ce à quoi elle aspirait. Elle décida petit à petit de se déplacer pour partir à la recherche d'une couleur. Un pied, puis l'autre. Elle avança d'abord lentement puis elle prit une certaine habitude dans ce déplacement de jambes et alla à une allure plus rapide. Elle avança vaillamment sur le plat qui semblait infini jusqu'à sentir le sol monter tout doussement. Elle leva alors la tête et aperçu une immense colline face à elle. Tout en haut, elle distingua une minuscule tache de verdure. Cela la fit changer d'humeur instantanément. Elle s'élança dans le rien, et le vent se mit à siffler dans ses oreilles. Sa course folle lui fit sentir la vie qui coulait en elle.

     Elle s'arrêta au pied de l'arbre, essoufflée, et contempla le majestueux platane qui s'élevait sous son regard. Elle ne distinguait pas la cime perdue dans les hauteurs. Le vert du feuillage était parsemé de jaune, orangé et rouge. Les branches typiques, serpentées par des lignes beiges et brunes, étaient grosses et fortes, et formaient des excroissances comme des bulles pétillantes déformant un corps lisse. L'arbre l'attirait tel un aimant, elle glissa son regard sur chaque parcelle de son tronc et de sa parure verte. Elle crut apercevoir là-haut une corde flottant au gré du vent accrochée à une branche, cela la fit penser à un étendard. Elle n'avait plus qu'une envie : aller voir cette mystérieuse corde de plus près.

     Elle grimpa avec détermination sur une première branche basse puis se hissa sur une un peu plus haute. Et ainsi de suite elle parvint à atteindre la branche recherchée. L'extrémité haute de la corde était là, à portée de main, quand soudain une bourrasque de vent fit trembler toutes les feuilles en un murmure continu. L'arbre robuste essayait de résister à l'assaut de la tempête mais il ne pouvait pas y faire face. Elle s'agrippa fermement à la grosse branche qui semblait vouloir la désarçonner par ses séismes. Elle était secouée dans tous les sens.

     Le ciel mécontent apporta une volée de nuages noirs menaçants. Le tonnerre gronda sauvagement et elle commença à s'inquiéter en promenant son regard sur l'étendue de rien à perte de vue. La foudre n'était-elle pas attirée par les objets en hauteur, en particulier les arbres ? Pas de paratonnerre ici, à part ce grand platane. Une force inconnue la poussa à avancer sur la branche pour se rapprocher de la corde. Elle se traîna donc le long du bois, fébrile. Le tonnerre assourdissant se rapprochait. La peur la faisait trembler de tous ses membres.

     Quand elle fut enfin sur la lanière, elle se laissa glisser le long de la corde en se demandant pourquoi elle faisait une chose pareille. Au bout d'un court instant, elle fut arrêtée par une excroissance. Il y avait un nœud sur la corde qui formait une boucle. La force mystérieuse et invisible lui fit passer sa main dans le cercle et elle tira sur le cordon de l'autre côté. Au même instant, la foudre tomba avec fracas sur l'arbre. L'électricité se transmit de branche en branche, d'écorce en écorce,  de feuille en feuille, en se rapprochant dangereusement du bas du platane, d'elle. Un grésillement se déplaçait de proche en proche, et certaines feuilles, celles de couleur rouge, s'enflammèrent d'un coup.

     Aussitôt, elle entendit un battement sourd résonner dans l'espace et le temps. Cela ressemblait à un battement de cœur. L'écho enfla comme une onde traversant les couches des réalités. Le son se transmit, solitaire, proche mais lointain. Il semblait transpercer l'esprit et séparer les âmes, s'immiscer dans les pensées profondes, lire au fond des cœurs. Puissant et fort, il rappelait un passé oublié, mis dans un des trop nombreux tirois de l'esprit et des souvenirs. La mémoire complexe, remise au goût du jour par ce bruit sourd et étrange. Le cœur de l'arbre semblait avoir lancé son seul et unique battement. Et tout un monde venait d'en être ébranlé.

     " Tuut, tuuuut ! " Le bruit des klaxons la fit sortir de ce moment d'absence. Un vieux monsieur la regardait avec étonnement, il semblait vouloir lui demander si tout allait bien. Elle regarda un instant le carrefour où les voitures s'étaient encore toutes bloquées les unes les autres. Une femme criait, fenêtre ouverte, sur une voiture bleue qui était en plein milieu des voies. Les klaxons enragés faisaient s'envoler les rares pigeons encore présents sur le trottoir.

     Son feu venait de passer au vert, semblait-t-il. Un coup d'œil à gauche, un coup d'œil à droite. Elle traversa à fond, le pied fermement posé sur sa trottinette qui s'envola sans un regard en arrière. Elle retomba lourdement sur le sol. Tant pis pour les roues, elles avaient l'habitude depuis le temps. Elle prit la route en montée sur sa doite, poussa sa trottinette en avant avec le plus de force possible, faillit renverser un ou deux piétons traversant la route, reçut encore quelques regards noirs, et enfin elle arriva à la descente tant attendue. Elle dévala la pente avec délice, une bonne odeur de pain chaud dans les narines.

     Arrivée devant l'entrée du bâtiment, elle freina progressivement pour aller s'échouer sur la grille du local vélo. Elle prit sa carte dans son sac et la passa sur le lecteur qui lui ouvrit la porte. Elle accrocha sa trottinette à la hâte et ressortit rapidement. Elle courut derrière un garçon qui, heureusement, tenait la grande porte automatique en train de se refermer. Elle passa de justesse et lui adressa un sourire crispé de connivence entre compagons retardataire. Elle jeta un regard vers l'accueil, la dame semblait occupée. Elle s'élança dans l'allée en courant dans l'espoir d'arriver dans la salle avant que l'appel soit effectué et envoyé.

     Après avoir grimpé les marches quatre par quatre, elle arriva enfin devant la salle. Elle toqua à la porte et entra. Les trente trois paires d'yeux de la classe ne se rivèrent pas toutes sur elle, mais en grande partie. Cela faisait toujours un effet étrange d'être aussi seule devant toute une classe. Le professeur ne la regarda qu'un bref instant, il n'avait pas commencé l'appel et le cours ne commencerait pas avant quelques minutes. Elle s'assit tout devant, seule sur une rangée de trois, les places que tout le monde délaissaient à cause de leur proximité avec le tableau, et le professeur. Elle se laissa quelques secondes pour respirer, le trajet avait été long et elle était essouflée comme chaque matin. L'appel débuta.
"Cloé. Présente. Alice. Présente. Maëlys. Présente. Clément. Présent. Mathis. Présent. Evan. Absent ! Aurore. Présente. Solein."
Toujours la huitième de la liste, depuis la maternelle. C'était une sorte de malédiction ou juste une coïncidence bizarre.
"Présente."
Ce fut son premier mot de la journée, un mercredi comme tant d'autre.

Moi - Entre les réalités Où les histoires vivent. Découvrez maintenant