Chapitre 1 :Porter un masque

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Dans cette famille, j'ai toujours été le garçon dont on attend qu'il fasse des blagues, de faire rire la foule. Et j'aime beaucoup ça. Sincèrement. Il est donc normal que j'utilise aussi mon don pour cela. Mais à force de changer d'apparence, j'ai le sentiment que les personnes autour de moi m'oublient. Car quand on me demande mon aide, ce n'est jamais moi que l'on demande, c'est toujours une personne plus appropriée. Plus grand, plus fort... Mais jamais moi.

Et à force, je m'oublie aussi.

C'est bien pour ça que quand je regarde dans le miroir ce matin, je ne me vois pas moi. Je vois mon physique, toutefois pas qui je suis. Car ni moi ni personne ne sait maintenant qui suis-je censé être.

Néanmoins ça, je le garde pour moi, je ne veux pas rajouter des problèmes à ma famille. Elle est déjà assez amochée comme ça. En plus, c'est juste un problème stupide d'adolescent idiot.

Alors comme chaque matin j'enfonce ces sentiments au plus profond de moi, prends une grande inspiration, un beau sourire et sors de ma chambre.

Lorsque je passe le pas de la porte, un rayon de soleil vient m'éblouir, comme si je n'avais pas assez de problème de visualisation jusqu'à maintenant. Je peux entendre du mouvement en bas, en plus des gazouillis des oiseaux en dehors. Je descends les escaliers et vois Mirabel et tìa Julieta en train de parler. Elles tournent la tête voir moi en m'entendant arriver.

-Holà primo ! me salue Mirabel.

-Holà Camilo, dit agréablement Julieta.

-Holà.

Julieta me tend une assiette d'arepas que je prends avec plaisir. Qui n'aime pas la saveur d'un pain chaud gentiment préparé par sa tante le matin ?

-Gracias tìa !

Elle me sourit puis reprend sa cuisine. Je me suis toujours demandé comment elle pouvait rester toute la journée devant les fourneaux. Enfin, j'imagine bien que c'est à cause de son don. Heureusement que maintenant elle ne passe plus tout son temps à cuisiner mais plus à discuter avec les autres habitants, je la vois même parfois faire des couronnes de fleurs sous l'ombre des palmiers. Elle a toujours l'air apaisée lorsqu'elle fait ça.

Alors que je suis perdu dans mes pensées, Mirabel en profite pour me piquer une partie de mon repas. Je réplique par une moue mécontente.

-Tu n'avais qu'à être plus attentif ! s'exclame-t-elle. Et puis, tu en as toujours plus que les autres, alors je ne vois pas ce que ça peut faire.

Je lui tire la langue et elle part en gloussant.

Je ne pourrais pas dire qu'elle ait particulièrement changé, mais elle est pour sûr moins triste qu'avant. Quand tu ne la connais pas bien, tu as l'impression qu'elle sourit constamment, mais moi qui était la personne la plus proche d'elle quand nous étions enfant, je peux assurer qu'elle n'était pas aussi heureuse qu'elle ne le laissait paraître. Cependant, je n'ai jamais osé le dire, craignant d'enrichir les tensions entre elle et abuela. Maintenant elles s'entendent bien et c'est pour le mieux.

Mon dernier arepa en bouche, je sors de chez nous. Je ne sais pas vraiment quoi faire, comme tous les matins, alors je commence à déambuler dans les rues, cherchant un peu si une personne quelconque aurait besoin de mains en plus. Personne n'a l'air d'être en difficulté, alors je me contente de saluer de loin. Quand j'y repense, avant on m'appelait quand on avait besoin de l'aide de quelqu'un d'autre, maintenant on a plus besoin de mon aide du tout. J'ai le sentiment d'être devenu encore plus invisible aux yeux des gens qu'avant.

J'arrive à la limite du village, ce qui fait quand-même une bonne marche. Bien qu'abuela soit un peu anxieuse à l'idée qu'un de nous sorte, nous avons le droit, alors je décide de me laisser aller pour une petite balade dans les bois. Après tout, qui cela pourrait déranger ?

Là-bas, l'ambiance est assez spéciale : tout aussi animée qu'en ville, mais pas de la même manière. Au lieu d'enfants courant partout, des oiseaux tourbillonnent et s'enfuyant en m'entendant arriver; des arbres plus grands les uns que les autres à la place des habitations et des plantes colorées remplaçant les fresques présentent un peu partout.

Alors que je m'enfonce de plus en plus, j'arrive à un ruisseau séparant le bois en deux. J'y aperçois Dolores et Mariano visiblement en pique-nique. Comme on peut s'y attendre, elle me fixait déjà et était clairement contrariée de ma présence.

Si elle pense que je vais partir sans rien faire elle se fourre le doigt dans l'œil.

-Tiens, ma sœur adorée et Mariano ! Qu'est-ce que vous faites là ? commençais-je.

-Comme tu peux le voir, nous étions seuls jusqu'à ce que tu arrives, répond ma sœur.

-Je suis arrivé ici par hasard, ce n'est pas ma faute si vous y étiez aussi !

-Comme si j'allais te croire, ironise-t-elle.

-Mais je ne mens pas !

Elle me regarde avec des yeux pleins de malices et m'ébouriffe les cheveux. Je recule en essayant d'éloigner ses mains de ma tête.

-Eh ! J'ai passé assez de temps à me coiffer ce matin comme ça !

Elle et Mariano ont l'air amusé, moi ça me fait beaucoup moins rire.

J'avoue avoir été un peu étonné en apprenant qu'elle était tombée amoureuse de lui. Je voyais bien qu'elle le regardait souvent, mais je prenais ça pour de la méfiance, pas de l'amour. Elle a toujours été en retrait, étant l'enfant née juste après "la fille parfaite de la famille Madrigal". Donc c'est sûr qu'elle n'allait pas attirer autant les regards sur elle que le fait sa cousine. Mais elle est loin de ne pas avoir de charme, d'ailleurs je la trouve très belle ma sœur. Alors il est tout à fait normal que quelqu'un soit tombé amoureux d'elle. C'est bien grâce à Mariano qu'elle arrive enfin à être elle-même. Si il y a bien un don que je n'ai jamais envié c'est bien le sien: il suffit de la regarder pour comprendre à quel point elle en souffre. Toutefois elle est forte, contrairement à moi, elle arrive à avancer même avec cette capacité plus qu'handicapante.

J'aurais aimé lui ressembler plus, être capable de surmonter les obstacles comme elle le fait.

Elle me tire doucement les joues puis s'arrête d'un coup. Mi hermana me fixe, perplexe.

-Quelque chose ne va pas ? demande-t-elle.

Je la regarde, n'arrivant pas à comprendre.

-C'est rare de ne pas te voir sourire.

Je me mets à sourire de toutes mes dents de manière trop forcée.

-C'est mieux comme ça ?

Elle lève les yeux au ciel puis me caresse la tête.

Alors c'est comme ça que ma famille me voit ? Quelqu'un qui passe son temps à sourire ? Qui arrive toujours à être heureux ? Ce n'est pas bien quand je n'ai pas l'air joyeux ? Je commence à en avoir vraiment marre que les gens réfléchissent comme ça, marre d'avoir porter un masque à cause d'eux.

Derrière nos souriresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant