Elle est là, comme toujours.
Elle est là comme chaque semaine.
Elle est là, avec son bouquet de jonquilles fraîchement cueilli.
Elle en pose une sur la pierre froide, prend un morceau d'ardoise brisé sur le sol ; recouvre avec, une partie de la tige de la fleur ; pose un petit caillou par dessus ; c'est pour le vent, pour que la fleur ne s'envole pas. Elle se relève, regarde son ouvrage, son cœur battant de respect dans sa poitrine. Elle sourit, ferme les yeux, s'incline légèrement, se dirige vers la tombe suivante, recommence.
Une petite bourrasque caresse doucement le cimetière, les fleurs ne tombent pas, fidèles aux pierres sur lesquelles elles sont posées, immobiles.
Elle a eu raison, comme toujours.
Elle a eu raison, comme chaque semaine, depuis le début du mois de mars.
Elle continue pendant quelques minutes. Elle a l'habitude maintenant, elle va plus vite.
Elle a terminé.
Elle ont toutes une fleur.
Les oubliées ont toutes une fleur.
C'est ainsi qu'elle les appelle : ces tombes. Ces tombes à qui personne ne posent de bouquet ; ces tombes qui n'ont plus de noms, plus de dates, plus d'hommage, plus de reconnaissance.
À présent, elle ont toutes une fleur.Elle ferme les yeux, laissant les chants des oiseaux voltiger dans son esprit. Un autre son s'y installe, sans invitation : des gloussements. Le bruit prend de l'ampleur, écrasant celui de la brise d'avril et celle de la mélodie interprétée par une grive musicienne. Une question surgit dans son esprit. Il y a de nouveau des dindes ici ? Elle ouvre les yeux, la réponse est simple. Ce ne sont pas des dindes, même si leurs sons se ressemblent. Elles la regardent, se moquent.
Comment a-t-elle pu confondre ces deux jeunes femmes avec des volailles ?
Elle ferme les yeux, encore. Il n'y a que des ressemblances. L'aveugle ne fait pas la différence, il voit mieux que les autres.
Elle sourit, ouvre les yeux.
La cloche sonne, douze fois.
Elle est partie, comme toujours.
Elle est partie, comme chaque semaine à midi.
Mais les fleurs sont restées.
Les oubliées aussi.
Et le vent pourra souffler,
Les fleurs resteront.
Elle a eu raison, comme toujours.
Les autres se moquent, comme chaque semaine.
Et l'aveugle a un paquet de graines pour les dindes qu'il entend glousser, comme chaque dimanche, depuis le début du mois de mars.
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Silences
PoetryÀ l'aube de la première guerre mondiale, une jeune fille partage rend hommage aux mémoires de ceux qui n'ont plus de noms.