Un colis pour Mr Yelow
Bien évidemment qu'il allait se décider à s'engager dans l'allée pour livrer ce fichus colis à son propriétaire. Bien évidemment qu'il préférait nettement être de retour à la maison en cette sombre nuit d'été au lieu de rester planté au beau milieu de la route écouter les cigales striduler sinistrement dans leur buisson. Et bien évidemment qu'il n'avait pas été forcé par une quelconque raison stupide et insensée à rendre ce service qui ressemblait plus à un ordre qu'à une simple recommandation.
- Je l'aurais un jour cet imbécile, marmonna le facteur pour lui-même en descendant de son vélo misérable.
D'accord, il avait été harcelé. Mais il fallait bien avouer que cette histoire de colis donné en main propre avec pour seul ordre de l'apporter à une famille habitant au quartier Kirt Gunz était quelque peu louche. Pas très net tout ça. Un grand homme encapuchonné dont le visage avait été visiblement censuré par le tissu noir qui le dissimulait l'avait abordé ce matin même d'une voix rauque. Il avait dit que ce présent devait être transmis le plus vite possible, que c'était urgent et qu'il devait faire le travail de nuit s'il ne voulait pas avoir de problèmes. C'est là que le postier avait revêti le meilleur de ses masques d'homme viril pour lui annoncer qu'il n'acceptera jamais son offre s'il n'était pas payé généreusement. Parce qu'il ne fallait pas oublier que rien ne l'obligeait à faire quoi que ce soit sans argent. Ce à quoi l'étranger avait calmement répondu qu'il devait lui obéir s'il ne voulait pas que Bouffi soit retrouvé dans un garage, la gorge pendant au bout d'une unique corde vocale et une vague odeur de pourriture flottant gentiment autour du sang qui s'étalerait sur le sol. Peu de personnes connaissaient Bouffi, ce chaton tigré traînant entre les poubelles en quête d'un quelconque emballage de fast-food, ce petit animal d'une valeur inestimable selon le facteur et pour qui il donnerait n'importe quoi. N'importe quoi, y compris donc céder aux demandes d'un piéton clandestin. C'est pourquoi ce soir il se dirigeait vers une maison de Kirt Gunz non sans lancer des injures immondes au destin qui l'avait amené ce soir dans cet endroit malfamé.
Le soleil d'un rouge sang disparaissait au loin, laissant derrière lui un ciel bleu nuit parsemé de nuages blancs. Le quartier s'étendait sur une grande rue, avec à ses côtés une lignée de maisons et leur jardin, des arbres plantés de part et d'autre de l'allée. Les habitations étaient toutes semblables, cette même construction rectangulaire, ce même toit de tuiles blanches et ces mêmes briques rouges bordeaux. Le facteur serra un peu plus le carton dans ses bras, scrutant prudemment ses côtés comme s'il s'attendait à voir arriver toute une horde de policiers le menaçant de leurs armes fatales en lui reprochant de livrer un malheureux paquet anonyme.
Il s'engagea dans le petit jardin des résidants de la demeure en question, « la numéro 8 » comme le lui avait rappelé le monsieur, l'esprit ailleurs en tentant de se rappeler n'importe quel moment où il avait laissé entendre qu'il tenait énormément à son chat Bouffi. Il se rendit compte qu'il ne l'avait jamais dit à qui que ce soit et encore moins à un étranger. Montant les quelques marches du paillasson, il actionna la sonnette en reniflant d'un air dédaigneux. À sa gauche, un écriteau sur la boîte aux lettres défoncée indiquait que Mr et Mrs Yelow habitaient ce foyer aux fenêtres quasi-inexistantes. Derrière la porte vermeille de la maison, des bruits de pas se rapprochèrent de l'entrée et une femme apparut, entourée d'une lumière bénie qui provenait du salon plus ooin. Elle portait dans ses bras un bébé endormi dont seules les paupières étaient visibles, emmitouflé dans un gros tas de couvertures. La mère (sûrement Mrs Yelow) était assez maigre, vêtue d'une longue robe et les cheveux coiffés en une queue de cheval majestueuse. Un autre enfant était à ses pieds, la tirant par le bas de sa tenue d'une petite poigne féroce, interrogeant le facteur du regard. Ce magnifique portrait de la famille parfaite fut brusquement rayé de sa toile lorsqu'un homme bouscula sans ménagement sa femme et les enfants, propulsant ces derniers sur le mur derrière eux. L'atmosphère magique qui baignait dans la lumière jaune retomba lourdement et une ambiance un peu dégoûtante et soporifique la remplaça instantanément. Le vieux postier sursauta devant tant de sauvagerie et eut un mouvement de recul, protégeant la caisse autour des ses bras. Il plongea un regard noir dans les yeux du père comme si celui-ci avait menacé de tuer Bouffi en lui arrachant les poils un par un à l'aide d'une pince à épiler.
- Ouais, c'est pour quoi ?, aboya-t-il en s'appuyant sur la porte d'une main décharnée.
Mr Yelow était un homme grincheux à la chevelure graisseuse affichant un air inexorable sur son maigre visage et à la carrure déglinguée. Il ne valait mieux pas s'attirer des ennuis avec celui-là, s'était dit le facteur en lui plaquant le paquet sur le torse.
- Un colis pour vous, récita-t-il précipitamment.
Puis il s'enfuit hâtivement en laissant Mr Yelow rattraper de justesse le carton qui glissait entre ses doigts sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit.
Affalé sur son canapé, Mr Yelow ouvrait le colis à coups de cutter pendant que le petit garçon sautillait sur sa chaise en répandant le contenu de sa soupe aux légumes un peu partout.
- Owen, arrête ça tout de suite ou je te ramène chez toi !, avertit Mrs Yelow qui tenait toujours son protégé dans ses bras en tournant autour du salon pour passer le temps.
Owen avala une cuillérée de soupe en la suppliant des yeux.
- Pardon Tante Alice !
- De toute façon, il faudra bien qu'il retourne chez ses parents, grogna Mr Yelow en déchirant enfin le carton. Il ne restera pas éternellement avec nous.
Sa femme ne répondit rien et se contenta de s'intéresser d'un œil morne à une émission de cuisine diffusée sur le poste télévisé.
- De la part d'Olivier, Pour Gregory, lut le père qui tenait une carte entre ses doigts. Ne pas jeter, en prendre soin.
Il l'examina dans tous les sens et la balança derrière lui d'un air méprisant.
- Ton frère t'envoie toujours des cadeaux et toi tu ne lui offre jamais rien, soupira Mrs Yelow en se laissant tomber dans un canapé miteux.
Mr Yelow fit semblant de ne pas avoir entendu et jeta un coup d'œil au nourrisson qui commençait à s'agiter lentement dans ses couvertures sans pour autant se réveiller.
- Alors, comment se porte-t-elle ?, interrogea-t-il pour changer de sujet.
La mère adressa un regard empli de tendresse au bébé.
- Elle est calme. Je pense qu'on devrait pouvoir la garder.
- Mouais, marmonna son mari en sortant une casquette de son emballage. Donc c'est d'accord pour l'adoption ? Tu accepte de prendre soin de Joyce ?
Toute son attention portée sur la petite fille qu'elle serrait dans ses bras, Mrs Yelow sourit inconsciemment, comme si elle réfléchissait. La casquette de golf offerte par le frère de Mr Yelow se révéla fort admirable pour ce dernier. Les yeux pétillants d'excitation, il la posa délicatement sur ses cheveux ternes et réprima un grognement de satisfaction. Il y eut une espèce d'éclairement autour de sa tête, comme si on y avait jeté une traînée de poudre dorée lumineuse, pareil à un enchantement.
- Je prendrai soin d'elle. Je prendrai soin de Joyce, répéta soudainement Mrs Yelow en levant vers lui des yeux embués de larmes. Et toi, Greg, tu es d'accord ?
Mr Yelow demeura un instant interdit, un sourire plaqué sur son visage creusé, le regard vide comme s'il était en train d'écouter quelque chose de très fascinant que lui seul pouvait entendre. Owen dansait sur sa chaise en récitant une comptine apprise par cœur à l'école, remuant sa cuillère dans son bol dans un clapotis de soupe. Son oncle le dévisagea un moment d'un œil vague, puis il regarda sa femme sans vraiment la voir.
- Ça marche, dit-il alors.
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memoris | 1 ; erlenmeyer
Fantasy[fiction à venir-en cours de modification.] Ce fut un désespoir absolu lorsqu'Owen avait été transporté dans le néant de l'inconnu. Une armoire innocente qui cachait bien des choses. Mais si c'était au tour de Joyce de sauter à pieds joints dans le...