Bienvenue chez les riches

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Le doyen m'observe longuement, avec l'œil impatient et sévère de celui qui n'a pas le temps. Il veut une réponse à sa question. Malheureusement, dans mon cas, elle devra être un peu plus développée que « je suis la meilleure pour cette place ». Parce qu'irrémédiablement, ma réponse implique quelqu'un d'autre... ma réponse m'amène à Lui. Toujours et sans échappatoire. Tout ça, le doyen, mes mains tremblantes, mes yeux qui espèrent, le vent chaud au dehors, tout ça, ça vient de Lui. Je ferme les yeux avant de répondre.
Et derrière mes paupières closes, sous le voile noir de mes pensées, je revois tout. 

****

Mon réveil est écrasant, ce matin. Je me maudis, et par dessus-tout, je maudis Marie de m'avoir fait boire des vodka-pommes la veille pour, je cite : "fêter mon dernier jour de liberté dignement."

En regardant la largeur de mes cernes, le gonflement de ma lèvre inférieure et l'état de mes cheveux, je cherche désespérément ce qu'il peut bien rester de digne en moi ce matin. Se rendre à son premier jour de travail sous le poids d'une gueule de bois carabinée, c'est très représentatif de mes -brillants- choix de vie.

Note pour moi-même : changer urgemment de meilleure amie.

J'essaye tout de même d'arranger la catastrophe : j'attrape la tignasse brune qui me sert de cheveux, la tire en un chignon le plus lisse et le plus sévère possible ; je souligne mes yeux noisettes, un peu banals, d'un trait de crayon noir, un gloss léger, et je ressemble -à peu près- à un être humain.

S'habiller pour un premier jour en tant que professeur, c'est peut-être plus dur qu'avoir le concours. N'être ni trop stricte, ni trop détendue, ni trop sexy -dans mon cas on reste à l'abris pour cette dernière option-, ni trop classique. J'opte pour un pantalon tailleur, une chemise blanche, et je suis prête.

Ma mallette en cuir à la main -celle que ma mère m'a offerte, bondée de fierté, quand j'ai obtenu le CAPES- je descends mes six étages sans ascenseurs, et me lance dans les rues de Paris.

Le lycée où je viens d'être mutée est dans le sixième arrondissement, "chez les riches", m'a précisé Mary. Que je la maudisse pour les vodka-pommes d'hier soir ne change rien à la bénédiction de sa présence dans la capitale.

Nous venons toutes les deux d'une petite ville du sud de la France ; elle s'est installée à Paris il y a quatre ans pour y faire du théâtre ; lorsque je l'ai appelée pour lui annoncer ma mutation, j'ai perdu plusieurs points d'auditions à l'oreille droite. C'est elle qui m'a aidée à trouver un studio abordable et qui m'a présenté Fares, que j'adore. Je me sens moins seule, grâce à eux deux.

Je ne m'habitue cependant pas à certaines choses, ici. Comme le métro, terrible, puant et bondé. Et dire que je vais devoir faire quarante minutes de trajet à l'aller comme au retour, tous les jours, jusqu'en juillet...

Je me précipite hors de la rame dès que c'est ma station et respire un grand coup. Je vais investir dans une trottinette, en urgence.

Je n'ai vu que des photographies du lycée, alors quand j'arrive, je marque une pause, surprise. Il est bien plus grand que ce que je croyais. On ne peut pas voir la cour, de la bâtisse extérieure, mais on peut admirer deux hautes portes de fer, plusieurs étages aux nombreuses fenêtres propres, et des murs entièrement de pierre, comme les vieux et majestueux bâtiments cachés dans Paris qui rendent la ville si étonnante.

Je déglutis.

Ce n'est rien. Je peux le faire. Ce n'est qu'une réunion d'information. Je vais rencontrer des futurs collègues, visiter les lieux, me familiariser à la cantine. Tout-va-bien.

Surtout pas lui [SOUS CONTRAT D'EDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant