- Tu seras des nôtres au voyage ?
- Quoi ?
La question de Karima m'extrait de mes pensées. Nous sommes dans la salle du réfectoire réservée aux professeurs et aux surveillants ; elle est assez exiguë et sent très désagréablement la javel, mais ici, nous sommes au moins à l'abris de nos élèves.
Ils ont toujours tendance à nous dévisager lorsqu'on fait quelque chose d'humain, comme manger. Ça aussi, c'est une découverte de la vie d'enseignante. Laurent, le surveillant que j'apprécie, nous rejoint, son plateau à la main, laissant entrer avec l'ouverture de la porte, l'immense brouhaha de la cantine.
- Quel voyage ?
- Ah vous parlez de Rouen ? Attrape Laurent au vol en s'asseyant en face de moi. Je serai à votre service.
Personne ne m'a parlé d'un voyage, pour l'instant. A moins qu'ils ne l'aient fait le premier jour de la réunion, durant ma gueule de bois de l'extrême. Il est possible que je sois passée à côté de deux trois informations ce matin-là.
- Chaque année, la classe d'art organise un voyage au musée des beaux arts, à Rouen, m'explique Karima. Premières et terminales peuvent s'y rendre. Et tous les professeurs sont les bienvenus.
- En semaine ?
- Oui, ça te fait rater une journée de cours, mais t'es payée quand même, me résume Laurent en riant à demi. Tu ne finis pas tes frites ?
Je pousse mon assiette dans sa direction et regarde les autres professeurs, assis à une table de nous.
- Tu penses que je dois y aller ?
Karima regarde dans la même direction que moi ; elle comprend mes pensées
sans que je ne les formule :- Plus tu feras ce genre d'activités, plus te te feras accepter. Mais pas par eux.
Les trois professeurs, cheveux grisonnants et cravates impeccables, ne remarquent pas qu'on les observe.
- Comment ça, pas par eux ?
Laurent toussote, inconfortable, et Karima baisse alors la voix :
- Il faut que tu sois consciente de ça, Clara : ce sont des hyènes ici. Et eux trois là, ce sont les pires. Ne leur fais jamais, jamais confiance.
Je regarde bien les visages pour les retenir : un barbu aux lunettes rondes, un très maigre chauve et un cinquantenaire aux yeux bleus glacés. Noté.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai une confiance absolue en Karima. Elle respire la bienveillance et l'honnêteté ; j'ai de la chance d'être tombée sur elle dès le premier jour.
- Alors, ça c'est bien passé avec le Dragannah ? Lance soudain Laurent pour changer de sujet.
Devant le regard interrogateur de Karima, il développe pour nous deux :
- Il a été viré d'anglais et je l'ai déposé chez Clara.
- C'est déjà miraculeux qu'il soit venu en anglais, il ne fallait pas trop en espérer, soupire Karima en ouvrant son pot de yaourt. Il a été correct ?
Hormis son étrange réflexion après avoir regardé ma tenue, je ne peux pas dire qu'il a été incorrect. Au contraire, ses interventions, bien plus évoluées que celles de mes élèves, ont été très pertinentes, et j'étais ravie de pouvoir parler de Victor Klemperer à une assemblée à l'écoute.
Je hausse les épaules alors, d'un air faussement désintéressé :- Oui, il était très bien. Il a une culture historique impressionnante, en fait.
- Ça... -Karima semble désolée, elle apprécie visiblement beaucoup Adam parce qu'elle a le regard du professeur démuni-. C'est un gamin complexe.
Je ne sais pas trop pourquoi ça me fait tiquer. Je crois que "gamin" n'est pas un terme qui correspond à Adam.
- Après ce qu'il a vécu aussi..., intervient alors Laurent.
- Non, il était comme ça avant. C'est sûr que ça n'a pas aidé, mais il avait déjà pris la voie du décrochage, réplique Karima.
Je me risque à leur demander :
- Avant quoi ?
Et ils semblent mal à l'aise, d'un coup. Laurent surtout, car Karima, elle, parait plus triste que gênée. Elle inspire doucement, et m'avoue :
- Je t'ai dit que j'avais eu son frère avant lui. Un garçon brillant lui aussi, mais très différent. Sérieux, travailleur, jamais insolent pour un sou. Et il y a bientôt trois ans, Lucas, le grand frère donc, est mort dans un accident de voiture. La famille s'est écroulée après ça.
Je marque un temps, sous le choc. Je n'ai pas de frères et sœurs, je ne peux pas me figurer la douleur terrible que ce doit être d'en perdre un. Et surtout à cet âge. Et je greffe cette information là sur ce que j'ai entraperçu d'Adam Dragannah pour le moment ; se peut-il donc que, derrière des yeux aussi souriants, il y ait une chose aussi douloureuse que la mort d'un grand frère ?
- Bref, balaye soudain Karima en entamant son dessert. Ce n'est pas le premier élève qu'on perd, et malheureusement, ce ne sera sans doute pas le dernier.
Comme elle est dure, soudain. Ça non plus, je ne peux pas le comprendre. Perdre un élève... Je ne veux même pas y penser.
Les trois hommes à la table d'à côté se lèvent, et laissent leur plateau à même la table. Ils parlent fort, avec des grosses voix imposantes, comme s'il n'y avait qu'eux ici.
Karima, Laurent et moi, regardons leur table désordonnée, et ma collègue lâche, amère :
- Typique. Ils laissent ça aux agents de ménage.
- Non, je le ferai moi, rassure Laurent. Allez en cours, je m'occupe des plateaux.
Au milieu de tous mes doutes, au moins, j'ai trouvé ces deux-là. En reprenant les couloirs qui nous mènent à nos classes respectives, nous finissons notre discussion, Karima et moi, et je m'engage à l'accompagner à Rouen, la semaine prochaine. Ce sera une bonne façon de continuer à tisser des liens, et de découvrir mes élèves dans un autre cadre.
L'idée qu'Adam Dragannah soit du voyage me traverse l'esprit. Il ne faut pas que ça me traverse l'esprit. Je n'ai rien à faire avec cet élève ; je ne suis même pas censée penser à lui. C'est vrai que ça n'arrive pas dans la vie réelle, ce genre de visage aux traits parfaits, ce genre d'yeux brûlants de malice, et ce genre de voix, grave et mélodieuse, mais ça ne change rien.
Je n'en ai rien à faire.
J'ai quand même décidé d'aller m'acheter de nouveaux habits, après le travail.
Mais ça n'a aucun rapport avec un jeune homme insolent qui ferait de l'humour en permanence.
Absolument aucun ! Voilà.
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Surtout pas lui [SOUS CONTRAT D'EDITION]
RomanceSous contrat d'édition chez BUTTERFLY EDITION. Parution le 18 janvier 2023. Quoi de mieux, pour une première année en tant que prof, que tomber amoureuse d'un élève...? Dès qu'elle le voit, la veille de la rentrée, Clara sait qu'Adam sera dangere...