4. "L'insupportable petit génie"

1.6K 165 62
                                    




J'évite de le regarder. J'arpente ma classe en prenant un soin particulier à ce que mes yeux ne croisent pas les siens. C'est seulement parce que ce n'est pas un de mes élèves, que je suis mal à l'aise. Et aussi parce qu'il m'a vue il y a à peine deux jours boire cul-sec des vodka-pommes. Je pense alors à Mary et Fares, qui l'avaient trouvé d'une beauté "indécente", c'était le terme, je crois. Qu'est-ce qu'il y a d'indécent à posséder de tels traits...? Entre sa bouche aux lèvres pleines, la forme amandée de ses yeux intelligents, ou le...Non, ce n'est pas le moment de songer à ça.

Quoi de mieux qu'Hitler pour se concentrer, n'est-ce pas ?

- Il faut bien vous figurer les raisons économiques, tout d'abord, mais aussi sociales, qui ont provoqué la seconde guerre mondiale. Lorsqu'Hitler arrive au pouvoir, il le fait en tant qu'héritier de la première guerre mondiale, et porteur de l'humiliation de l'Allemagne.

Mes élèves notent, et il n'y a pas de bavardage. C'est encourageant. Je leur décris alors le monde occidental dans les années 30. Je suis passionnée par cette période, je crois que c'est ce qui les aide à ne pas s'endormir dès le lundi matin.

- La seconde guerre mondiale est la guerre la plus complexe, et à la fois, la plus simple de l'histoire de l'humanité. Pourquoi, d'après vous ?

Jospeh, comme toujours, lève la main.

- Oui?

- Complexe, parce qu'elle a réuni le monde entier et divisé les continents ? Et simple parce que... parce que...

- Parce qu'elle était manichéenne.

Toutes les têtes se tournent dans le fond pour regarder Adam et je suis alors bien obligée de le regarder aussi.
Il mâchouille son stylo bille, nonchalamment assis, jambe droite largement écartée sur sa jambe gauche. Je le réprimanderais bien sur sa posture, mais je suis surtout intéressée par sa réponse ; et je ne suis pas sûre qu'ils connaissent tous la définition de manichéisme, à ce moment précis.

- Que voulez-vous dire par là, Adam ?

- Eh ben c'est la seule guerre de l'histoire où on peut clairement parler d'un méchant et d'un gentil, développe-t-il. Les systèmes totalitaires sont une chose, et y'en avait pas mal à ce moment-là. Mais la... la "volonté exterminatrice" des nazis, ça, c'était une première. C'est ce qui la rend simple : d'un côté les méchants, de l'autre les gentils. 

Il répète, d'un air évident : 

- "Manichéenne", donc.

- C'est une idée, je réponds. Et complexe ?

Adam décroise les jambes et se penche vers sa table ; il parle pour que tout le monde l'entende, mais j'ai la sensation qu'il ne s'adresse qu'à moi :

- Parce que la barbarie humaine n'avait jamais atteint ce point ; oh, y'en avait eu des horreurs : l'esclavage, par exemple. Mais l'esclavage avait des raisons économiques. L'holocauste, en revanche, a fasciné par la gratuité de ses massacres. 

Il marque un temps, hésite à continuer, mais mon regard concentré l'incite à aller plus loin. Il ajoute alors : 

- Et surtout, il a posé la question de l'endoctrinement des masses. C'est ce qu'Hannah Arendt développe dans son livre, en pointant "la banalité du mal". On a même tenté de comprendre en 60, avec l''expérience de Milgram. 

J'essaye de ne pas montrer ma surprise. Je ne savais pas qu'un lycéen pouvait connaître Hannah Arendt, redoublant ou non.

- Vous avez étudié son œuvre en cours de philosophie ?

- Faudrait demander ça à ceux qui vont en cours, Madame, réplique-t-il en reprenant sa posture nonchalante.

Il y a une vague de rire complice ; le trio riant plus haut que les autres. Mais je ne me décontenance pas. Je le regarde, sans détour, et j'ignore la sensation étrange que ses yeux malicieux ont sur moi pour rebondir :

- Si les travaux d'Arendt vous intéresse, vous ou d'autres dans cette classe, je vous conseille un autre philologue de l'époque : Victor Klemperer, qui a rédigé un ouvrage fascinant sur l'endoctrinement, justement : La langue du troisième Reich.

Joseph lève immédiatement la main bien haut :

- Qu'est-ce que c'est un philologue, Madame ?

La vache, ce "Madame" je ne m'y fais toujours pas. J'ai sans cesse l'impression qu'on s'adresse à ma mère.

- Ah ! Qui a fait du grec, ici, pour répondre à Joseph ?

Sans surprise, c'est encore Adam qui prend la parole. En revanche, il ne la demande jamais. Il faudrait lui apprendre à lever la main de temps en temps :

- Philo, amour, Logo, la langue. Ceux qui étudient le langage.

Comment ce type a pu rater son bac ? Je me rappelle d'un coup de ce que m'avait dit Karima à son sujet, le jour de la réunion de rentrée : "Un insupportable petit génie". Ça commence à prendre sens.

J'acquiesce d'un signe de tête, et j'en vois certains qui notent la définition du mot immédiatement. On repère vite les premiers de la classe.

- Eh bien, Klemperer, je reprends, était un philologue allemand, juif, qui a tenu un journal pendant la guerre, où il étudie les changements dans la langue. Il établie un lien entre l'acceptation des horreurs nazis, et la modification du langage. En d'autres termes : comment le langage a un impact sur notre façon de penser.

Adam Dragannah me signifie son écoute dans un très léger hochement de tête ; lui ne note rien évidemment, et il commence même à balancer sa chaise en arrière, mais il semble très concentré tout de même.

- Bien ! Trêve de digressions, reprenons nos années 30.

La fin du cours se fait sans accros. Quand la cloche sonne, tous les élèves rangent leurs affaires et se précipitent dans la cours pour la récréation. Le bruit familier des sacs, des baskets sur le lino, des trousses qu'on referme explose le temps qu'ils sortent tous. Le trio est le premier à quitter la salle, évidemment. On me salue poliment, et je vois qu'Adam attend pour me parler.

Il rejoint mon bureau une fois le dernier élève sorti, son sac pendu à son épaule droite, les mains dans les poches de son jean sombre :

- Dîtes, lance-t-il une fois devant moi. Vous l'auriez le livre ?

- Pardon ?

- Du philologue, sur la langue du Reich. Vous l'auriez ?

- Euh...ça doit trainer quelque part dans ma maison du sud, je suis désolée.

Il fronce légèrement les sourcils, comme s'il ne comprenait pas :

- Votre maison du sud ?

- Oui, pardon. Je ne suis pas d'ici.

Il me regarde, toujours aussi directement, profondément en fait, et je vois ses yeux quitter les miens pour me toiser de bas en haut. Au moins, cette fois-ci, ce ne sont pas mes lèvres qu'il regarde. Il acquiesce pour lui-même d'un signe de tête et me fixe à nouveau :

- Oui. Ça c'est évident, déclare-t-il. Bonne journée, Madame Dolnoy.

Et il s'en va ; je ne comprends pas ce qu'il voulait dire par là. C'était une critique ? Un simple constat ? Est-ce que je m'habille mal ? Est-ce qu'on voit tout de suite que je n'ai pas les même moyens que les gens de ce quartier ?

Je me sens d'un coup comme une pauvre plouc venue de sa cambrousse pour amuser les riches. Et puis je secoue la tête. 

L'avis d'un lycéen sur ma tenue ne doit pas me bouleverser. Même un lycéen brillant, terriblement malicieux et d'une insolence redoutable.

********

Surtout pas lui [SOUS CONTRAT D'EDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant