Je le vois rentrer, comme presque tous les jours, seul, dans ce vieux bar aux sièges usés par les mythes et au bois mangé par les mites. Ce bar qu'il connait par cur à force d'y entrer et d'y rester pendant des heures. Ce bar qui le connait par cur à force d'entendre sa grosse voix salir les murs et les gens qui passent. Ce bar dans lequel des histoires s'écrivent tandis que la sienne se dissout ; il marche encore droit.
Il s'avance, le dos voûté, vers la plus grande des tables et s'y installe, posant sur la chaise d'à côté son vieux manteau, espérant y trouver un peu de compagnie. J'ai déchiffré la raison du choix de cette grande table polie par le temps. Je l'ai déchiffré lorsque j'ai compris que personne ne rejoindrait l'homme à part la déchéance. J'ai compris qu'il passait la journée là, avec ses bières et son manteau, avec ses yeux baladeurs et ses gestes déplacés, avec la tristesse et les verres-de-trop mais en espérant qu'une autre chose se joigne à lui. Même la dignité a déserté.
« Putain » grogne-t-il en assaillant la jeune serveuse des poignards de ses yeux noir-rouge et de sa bouche envieuse d'alcool ou d'une étreinte féminine. Elle comprend, le premier verre arrive. En l'espace de quelques minutes, il est vide et une nouvelle injure en attire un autre qui se vide aussi rapidement que le précédent.
Il est à peine onze heures. Grognement. Vin blanc. Injure. Liqueur. Offense. Petit verre. Grand verre.
Cest d'un violent poing sur la table que se renverse le verre à pied presque plein. Le vin sillonne les tranchées, creusées par les insectes ravageurs, et vient terminer sa route entre le sol et la chaise, comblée par l'unique manteau poussiéreux du monsieur. Hurlement. Un couple quitte le bar. La serveuse vient nettoyer l'incident, passe l'éponge sur la table et sur le commentaire déplacé qui sort de la bouche engourdie du vieil inconnu. Un autre verre. La scène dure des heures. Des jours. Des années. Une vie.
Je le regarde avec des yeux mêlés de peur et de pitié. La peur car cet homme est capable de tout, maintenant que ses pensées ne sont que brouillard de raison. Ont-elles été un jour claires ? Aussi la peur est-elle causée par ma connaissance du comportement qu'il adopte après les premières gorgées ; un comportement violent et en aucun cas maitrisé. La pitié, elle, est plus dévastatrice pour ma conscience. Elle crée une boule dans ma gorge car je sais que le vieillard est profondément malheureux. Toujours seul, toujours saoul. Il masque la douleur par l'agressivité, la solitude par l'impudeur exubérante et l'envie de mourir par l'envie d'un énième verre. Si le contempler me fait mal, qu'en est-il de lui ? Un vieil ivrogne en apparence, une âme meurtrit en vérité.
Il attrape mon regard, barbouille de bribes de phrases incompréhensibles et tente de se lever en se servant des rebords de sa chaise. Cest un échec, il trébuche et se retrouve sur le sol. Encore une fois, seul, ridicule, incompris, incomplet. Il est juste midi.
Je devrais m'en aller car la boule dans ma gorge descend vers mon ventre, je veux vomir. L'image du désespoir se plaque contre mes yeux lorsque la tête de l'homme heurte la table, il ne tient plus. Il ne s'en souviendra pas, de toutes façons, j'essaye de me dire afin de draper ma sensibilité. Et si je finis ainsi ? Et si nul autre moyen de fuite s'offre à moi ? Il faut que je parte. Effet paradoxal. Je me provoque. Je déteste mais je regarde. J'affronte le tourment alors qu'il est absolument accessoire. Voilà qu'encore agacé par mon regard curieux, il m'attaque de ses mouvements, postillonne des jurons sur mon apparence pas assez féminine selon lui je crois. Heureusement qu'il n'est pas en mesure de se lever. Pauvre de lui.
Je me dirige vers la sortie, épaulée par le regard compatissant de la jeune serveuse qui m'aide à fuir le vieux bar empreint de récit tragique et de destin anéanti. Je n'ai pas faim. Derrière moi campe le vieil inconnu ivre d'alcool fort et de détresse, devant moi c'est la porte et la réalité. Enfin plutôt son illusion car au travers des terribles épopées auxquelles j'ai assisté en me rendant dans ce bar quelques fois, j'ai compris que la réalité, c'est ça. C'est l'homme seul. C'est la recherche d'une échappatoire. C'est le regard des autres, l'incompréhension qui y réside. C'est les gens qui observent. C'est les gens qui s'en vont. C'est les verres qui défilent, les yeux qui se vident. C'est les histoires qui se croisent. C'est les histoires qui s'essoufflent. En fait, aujourdhui, la réalité c'est surtout le récit cauchemardesque que je me fais de la vie de cet homme qui s'achèvera sans doute sous peu.
Je le reverrai demain.