3. C'ÉTAIT UN INCONNU

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L.

c'est la première fois que je viens dans cette église vous savez. j'en ai visité des centaines et des centaines, j'ai toujours regardé les confessionnaux avec envie — ou peut-être était-ce du désespoir — sans pour autant me résoudre à y entrer. je voulais me préserver du catholicisme et des croyances. c'est paradoxal pour quelqu'un qui aime tant les églises, je le sais. je me suis toujours demandé qui allait bien parler dans cet espace si exigu, si peu accueillant. je me suis toujours demandé comment c'était possible de parler en toute honnêteté à un inconnu, une ombre, du vide, du sombre. je suis ici désormais je ne sais toujours pas comment c'est possible. dites moi, comment font les autres personnes qui viennent vous parler ?

ANTON

vous ne parlez pas en toute honnêteté depuis tout à l'heure ? vous ne parlez pas à un simple inconnu ?

L.

vous n'êtes pas un inconnu. quelque part, je vous connais. il y a quelque chose en vous qui m'est commun, à la limite du familier. et il en va de même pour vous vis-à-vis de moi. vous me l'avez dit : je ne suis pas comme les autres personnes qui viennent vous voir. vous avez de l'admiration pour moi. vous m'enviez ; vous devriez avoir du ressentiment pour moi. pourquoi ne me détestez-vous pas ?

ANTON

j'ai très envie de vous détester mais nous sommes trop proches désormais ; vous êtes la seule personne entrée dans ce confessionnal qui connaisse mon prénom. vous ressortirez en le laissant fondre sur votre langue, vous goûterez ses saveurs, ses sonorités, vous mâcherez ses problèmes et ses fautes et puis vous l'avalerez et il ne restera rien de tout cela.

L.

nous sommes des inconnus mais nous sommes trop proches ?

ANTON (soupire)

oui. ça ne m'était jamais arrivé.

L.

je vous ai dit pourquoi j'aime autant les églises ? je crois vous en avoir déjà parler mais je dois sans doute me tromper.

ANTON

non, vous ne m'avez jamais dit. racontez-moi.

L. (se laisse aller dans les fins fonds d'un sourire)

c'était l'été de mes vingt ans — en 92 donc. j'ai rencontré S. au beau milieu d'un champ, en italie. le soleil tapait fort, il consumait mon crâne, mes cheveux, ma peau, mes yeux. S. était assis en tailleur dans des broussailles ; il écrivait. S. ne parlait pas vraiment. il ne savait pas parler. S. écrivait, c'était tout. je suis arrivé devant lui et je me suis assis à ses côtés, comme si l'on se connaissait déjà. je crois que c'était le cas ; lui et moi étions fait pour nous connaître. nous nous connaîtrons toujours, même quand il sera mort, même quand je serai mort. aujourd'hui je n'ai plus de contact avec S. mais je le connais toujours. il erre quelque part près de moi et parfois je rêve de lui, comme s'il était encore là. c'est très dur de parler de S. vous savez. il n'y a jamais eu besoin de paroles avec lui.

(s'arrête un instant, tend l'oreille et écoute son cœur battre)

ça ne vous embête pas que je vous parle d'un homme j'espère. dites moi si ça vous dérange, j'ai d'autres choses à vous dire. pardon, à vous confesser.

ils se connaissent ; ainsi soit-il Où les histoires vivent. Découvrez maintenant