Danser Encore

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Je l'observais depuis le salon jouer avec son ombre en mettant sa main au-dessus de son visage, allongée sur le lit de la chambre. Je m'imaginais plonger dans ses yeux verts, nager vers ce grand phare qui trône sur ma vie. Malgré les démons qui l'habitent parfois, elle a en elle une lumière que je n'ai jamais vue dans d'autres femmes. Lolita est faite de mystères, de passions et de rêves solaires. Dans chacune de ses pupilles brille un horizon, une carte ancienne, entre terre et océans, elle recèle un trésor, une quête secrète. Elle est comme le capitaine d'un bateau, capable de m'emporter comme un passager clandestin qui rêverait de découvrir des nouveaux mondes. À chaque fois que je la regarde, je trouve en elle le souffle sur la flamme, une étincelle sur ma vie, comme un nouvel espoir, le sentiment d'être vivant.

La nuit est tombée depuis longtemps et dehors, les préparatifs du Carnaval donnent à la ville une énergie nouvelle, un mélange de légendes anciennes et de poésie contemporaine. Les habitants s'échappent de leur quotidien, emportés dans une farandole de liberté où cachés derrière leurs masques, il leur est possible d'être quelqu'un d'autre, juste pour une nuit. Je décide de fouiller dans les placards de l'appartement. Certes il n'est pas grand, mais il regorge de plusieurs buffets et armoires. Ma première trouvaille, c'est une bouteille d'un rhum vieux de Matusalem, avec deux petits verres à liqueur, cela fera l'affaire. Je retire le bouchon pour profiter de ses parfums, traverser les océans juste comme ça, en fermant les yeux. Je verse le breuvage et le temps s'accélère, comme par magie.

Je souris en te regardant marcher vers moi dans cette petite robe noire qui laisse danser tes jambes sur un air de Magnolias (for ever). J'aime quand tu chantes, quand ta voix me transporte dans cet univers où se cachent des rêves par milliers. Sans prévenir, tu vides ton rhum en une seconde, en me tendant à nouveau ton verre pour en reprendre. Tu montes le son du téléphone et la musique enveloppe la pièce entière. Je verse le breuvage avant de prendre ta main et de t'emmener danser collé-serré. Je te fais tourner autour de moi comme un Dany Zucco, un chevalier, un prince héritier. Et je t'entends qui rit quand on s'approche et qu'on s'éloigne, comme deux marionnettes désarticulées. J'ai vu tes yeux se teinter de désirs en suivant les mouvements sensuels de nos corps, comme une ode au voyage, à la beauté des rêves.

Au troisième verre, j'ai envie de t'embrasser. Il ne faut pas, non. Je me détache en ouvrant le reste des armoires, pour enfin trouver deux masques de carnaval. Un premier que je pose sur mon visage. Il est entièrement doré et recouvert de formes tribales, comme des vagues d'or qui ajouteraient une forme de mystère. Lolita réussit à trouver une poudre blanche qu'elle applique sur ma peau. Tu peins mes lèvres comme des lingots d'or. J'enfile une longue cape et des gants noirs. Avec un chapeau noir de noble vénitien, je me sens complètement transformé, prêt à tout oser.

Tu enfiles une cagoule noire, une collerette blanche de bourgeois moyenâgeux et une autre de plumes noires que tu recouvres d'un masque blanc où seule la bouche est peinte en noire. Je pose sur ta tête une grande toque de religieux, couleur marron avec des carrés remplis d'étoiles noires ou blanches. Tu finis avec un manteau dans les mêmes tons que ton chapeau ainsi que de longs gants noirs. Il est l'heure de couper nos portables et de les laisser où ils sont. Nous partons maintenant en liberté et peut-être qu'au petit matin, personne ne nous retrouvera.

Nous avançons dans les rues sombres de Venise, en nous tenant la main comme si nous avancions pour une première danse au bal de l'Empereur. Des hommes en noir nous dépassent en nous tendant une torche en feu. Je la prends dans ma main comme lors d'un passage de témoin. Plus nous approchons du Rialto et plus la foule devient dense. Notre pas ralentit, fini la farandole, nous sommes redevenus des proies faciles. J'aperçois les premiers hommes de Forbes qui se mêlent aux touristes. Ils doivent être une dizaine à dévisager chaque personne qui passe devant eux. Par chance, ils ne se permettent pas de tirer sur les masques, mais s'ils pouvaient. La police patrouille elle aussi. Mais quel est son camp ? Il y a des regards et une complicité qui ne trompent pas entre elle et ces voyous.

Il y a même deux femmes qui à l'opposé l'une de l'autre avancent dans la foule en tenant dans leurs bras, des springers anglais blancs et noirs. Ces chiens reniflent tout ce qui bouge. En regardant leur manège avec attention, je vois qu'elles leur font sentir régulièrement quelque chose de caché dans un sachet. Elles doivent avoir sur elles, un objet qui porte notre odeur. Par chance, le rhum et les vieux habits remplis de naphtaline permettent de ne pas attirer l'attention sur nous. J'essaie d'emmener Lolita avec moi, de ne surtout pas traverser ce pont mais la foule pousse dans notre dos comme un étau qui mène à l'échafaud.

Nous profitons d'une danse improvisée pour prendre la première main venue et nous laisser emporter dans les ruelles voisines. Plusieurs rues plus loin, nous nous arrêtons dans un bar à vins pour boire et manger des cicchettis, ces petits toasts vénitiens de poissons et de charcuterie. Je ne sais pas combien de verres de vins nous avons bu. Je sais juste qu'ils nous ont aidé à faire tomber les masques, à libérer nos cœurs et toutes les peurs qui vivent en nous. On se laisse, l'un et l'autre, emporter dans des regards qui nous bouleversent et des gestes tendres, jusqu'à ce que je prenne ta main.

– Personne ne m'a jamais regardée avec autant d'amour, dit Lolita bouleversée.
– Je suis sans filtre ce soir et d'ailleurs j'ai plus envie de cacher tout ce que je ressens quand je suis avec toi. Tu me donnes une énergie si belle. Grâce à toi, j'ai le sentiment d'exister de nouveau.
– Je n'ai rien fait de spécial pourtant.
– Oh si, tu m'as ouvert une porte, tu m'as ouvert ta vie.

Elle sert mes doigts un peu plus fort.

– Viens, rentrons, il commence à pleuvoir, me dit-elle en m'emportant le long des quais.

Je la suis dans un sentiment d'amour profond, même vagabond. Je passe mon bras autour de son épaule et elle attrape ma main en la posant sur son cœur. Je l'entends qui bat si fort, tout comme le mien. Nous marchons dans Venise d'un pas ralenti comme si le temps avait suspendu sa course folle rien que pour nous, comme s'il cherchait à nous offrir une grande bouffée d'espoir. S'il vous plaît mon dieu, laissez-moi prendre soin d'elle cette fois, pas pour une nuit, non, pour toute la vie.

Nous nous sommes arrêté sur le ponte dei Tre Archi et dans mes bras tu t'es blottie. J'ai voulu poser mes lèvres sur les tiennes, mais tu t'es détournée en murmurant un non. Et puis, tu m'as serré encore plus fort. J'ai mis ma main dans ton dos, déposé un baiser dans tes cheveux, puis tendrement sur ta joue. Encore un autre, puis un troisième et ton visage a pivoté sur mes lèvres. Nous nous sommes embrassés d'abord en effleurant nos bouches de manière très légère comme la caresse du vent au bord d'une rivière et puis ta tête a basculé dans un roulé-boulé d'émotions, une explosion.

Un Cercle de CraieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant