La Station Fantôme

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19 novembre 1968 – Berlin entre Est et Ouest

Assis dans une rame de métro surchauffée, Andreas ferme les yeux quelques instants, le temps de faire passer ce mal de tête qui ne le quitte plus depuis plusieurs jours. Les bras croisés et les épaules rentrées, ce n'est pas le jour pour lui parler. Son père a essayé, résultat, la porte de la pharmacie a volé en éclat, une troisième fois en quelques mois. Personne ne sait plus par quel bout le prendre. Il n'y a qu'Olga qui réussit à le faire sourire. Elle arrive même à le traîner à ses entraînements de handball. Andreas sait qu'il ne doit pas perdre ce fil d'ariane qui le relit à sa petite sœur. Un lien reste fragile aussi solide soit-il.

Il passe la main sur son visage et sa vue s'éclaircit sur un jeune couple qui se chuchote des mots doux dans le creux de l'oreille. La demoiselle rit de bon cœur, ses jambes posées sur les genoux de son ami, le dos contre la vitre du wagon. Elle retire son bonnet noir et laisse sa longue chevelure blonde tomber sur ses épaules. Son pull moulant dessine des seins bien trop généreux pour son âge. Elle dégage quelque chose de sensuel et d'innocent. Andreas n'arrive pas à la quitter du regard, elle l'hypnotise, il aimerait lui dire ce qu'il fait là, que sa Lisa, elle est un peu comme elle, qu'il est beau d'être aimé, cajolé, désiré et surtout qu'aujourd'hui elle ne mourra pas.

La lumière s'éteint soudain. Le métro freine dans un crissement entêtant. Il traverse une station sans s'arrêter dans l'obscurité la plus totale. Sur les quais, deux gardes frontières regardent passer le train en serrant leur mitraillette dans les mains, l'air sévère, autoritaire. Cette ligne relie le secteur américain au secteur français en traversant plusieurs stations de métros de Berlin Est. En voilà une de faite, Potsdamer Platz puis ce sera Unter den Linden, à côté de la porte de Brandebourg. Les rames fileront sans s'arrêter dans des conditions de sécurité négligées, les rails n'étant plus entretenus depuis des mois. Du coup les pannes sont fréquentes dans ce secteur. Andreas connaît cette ligne par cœur. Surtout depuis que les visites sont interdites pour ceux de l'Ouest, même pour Noël ou pour Pâques, plus rien depuis 1967. Avec Lisa, ils s'étaient habitués à ces fêtes passées en commun mais quand les frontières se sont refermées, il a bien fallu trouver des idées. Entre Juillet 1967 et Octobre 1968, Andreas venait régulièrement livrer des médicaments à l'hôpital de la charité. Il fallait passer Checkpoint Charlie et remonter Friedrichstrasse. Il en profitait pour retrouver Lisa dans des rendez-vous secrets qui pimentaient leur vie, à braver l'interdit. Seuls comptaient ces instants d'évasion. Elle ne rêvait plus depuis des mois déjà. Mais dans ses bras, quand elle fermait les yeux, il lui arrivait d'espérer, de croire qu'un bonheur peut durer plus d'une heure.

Le train freine à nouveau, lumières éteintes, les militaires sont sur les quais comme toujours. Un coup d'accélérateur et la rame repart, direction le poste frontière de Friedrichstrasse. Une fois cette étape passée, Andreas sait qu'il faudra serrer les poings, serrer les dents. C'est là que tout se joue. La Stasi l'a expulsé de Berlin Est, un après-midi d'Automne où avec Lisa, ils faisaient l'amour à l'arrière d'un camion. Il s'est retrouvé interdit de séjour, renvoyé  de l'autre côté du mur. Cette livraison de médicament était une couverture parfaite pourtant. Deux à trois fois par semaine, ils se voyaient comme ça, à chaque fois dans un endroit différent pour ne pas attirer l'attention. Mais comment les rater, c'est sûrement pour ça qu'on les a dénoncés. Ils étaient rayonnant de bonheur, magnifiques et uniques. Corps contre corps, ils sont cette pièce sans forme qui ne rentre dans aucun puzzle, comme dans un tableau blanc de Marcel Duchamp. C'est le monde qui s'imbrique autour d'eux et non l'inverse. On aura beau leur mettre des coups de marteaux, ils ne rentreront jamais dans aucun moule. À moins de faire semblant mais cela va un temps. C'est pour ça qu'aujourd'hui, Andreas a décidé de tout quitter pour la retrouver. Il a mis longtemps à se décider mais voilà maintenant c'est fait. Il arrive sans valise, ni rien. Le passé est resté, là-bas, derrière lui. Lisa l'attend dans une de ces stations où elle a l'habitude de traîner. Avec Julie, elles s'occuperont de distraire les gardes-frontières. Le temps pour lui de se prendre pour Houdini.

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