Chapitre 6

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Rebekka

Quelques heures plus tôt

— Rebekka, où crois-tu aller comme ça ?

Ne pas répondre. Avancer.

— Rebekkaaaaa...

La voix s'amuse, s'étire. Mon sang tape dans ma tête, dans mes tempes. La douleur est épaisse, lourde. Chaque pas supplémentaire consume un peu plus mes muscles endoloris. Par moments, le décor devient flou sous la poussée d'adrénaline. Je ne ralentis pourtant pas l'allure. Je m'accroche à un futile espoir. Celui de rester en vie quelque temps de plus. Mais aucune pensée ne me vient. Pas d'image de proches à chérir. Pas d'homme, encore moins d'enfant, qui pleurera mon absence. Ma vie n'est qu'un vide abyssal. Un grand trou noir. Qu'en ai-je donc fait jusqu'à présent ?

Me forçant à évincer cette idée de ma tête, j'essaie de ne pas émettre un son, mais les branches au sol me trahissent et craquent sous mes bottes. Sous l'épais maillage des arbres couverts de givre, le froid mord ma chair avec sournoiserie, là où la sueur trempe ma peau et l'étoffe de mon t-shirt. Si je ne parviens pas à m'échapper rapidement de ce labyrinthe végétal, je mourrai gelée. Ou plus probablement, de sa main.

— Rebekkaaaaa...

Il m'appelle d'un air volontiers obscène, un peu chantant, comme si j'étais une putain qu'il comptait emmener dans son lit.

Va te faire foutre..., pensé-je en me dissimulant derrière un arbre, guettant sa silhouette.

La peur a un goût de boue dans ma bouche.

— Ce n'est pas bien de me mettre en colère, Rebekka. Tu sais comment je suis quand je suis énervé. Tu n'es pas ce genre de fille, tu ne dois pas l'être. Jamais...

Va te faire foutre..., récité-je à nouveau, en fermant une seconde les paupières.

Je me glisse derrière un tilleul, me fonds dans les ombres. Mon cœur pulse si fort que je crains qu'il ne l'entende.

Un craquement près de moi. Je mords dans mes lèvres, retiens mon souffle. Ne pas respirer n'a jamais été si dur alors que mes poumons crient à l'agonie.

— Je vais te trouver, mon amour. TE. TROUVER.

Je ferme un instant les paupières. Dans ma tête, je hurle : Crève !

— Quel goût ont tes entrailles, Rebekka ? Quel goût ont-elles ? La saveur cuivrée du sang ? L'odeur rance de ta trouille ?

Je me baisse lentement...

— Tu me crois fou, n'est-ce pas, Rebekkaaaa... Du moins, tu as envie d'y croire, parce que c'est plus facile pour toi, pour ton esprit rationnel. D'imaginer que je suis dingue. Mais tu sais bien que ce n'est pas le cas. Tu l'as toujours pressenti. « La folie est l'argument des faibles pour réfuter la vérité. »

... pivote autour de l'arbre et m'immerge dans le décor. Je l'entends sur mes talons qui me traque, le bruit de ses chaussures qui claquent comme des détonations sourdes, mais je ne me retourne pas. Je dois juste courir.

— Rebekka, ma rêveuseRebekka, tu sauras bientôt... oui, tu sauras bientôt quel goût a notre amour.


David Homel, L'Évangile selon Sabbitha, trad. Daniel Poliquin, p.100, Éd. Leméac/Actes Sud

Animaux Nocturnes (Black Ink éditions)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant