Chapitre 11

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Jude

Je gare ma bagnole dans une ruelle près du Lincoln Tavern, ouvre mon sachet magique de poudreuse et sniffe rapidement un rail sur le dos de ma main. J'en ai déjà pris un avant de partir du poste, planqué dans les chiottes, mais je crains la redescente. J'ai besoin de rester encore un peu en hauteur, de savourer l'euphorie, le mensonge, l'illusion d'une vie sans déchirures. Le murmure de la voix de Damian agit toujours sur mes synapses comme une lame de couteau, j'ai l'impression qu'il va les poignarder les unes après les autres jusqu'à ce qu'il ne reste rien de moi. Je prends ma dose pour tenter de claquemurer sa présence hors de ma tête, loin de moi. Dans une cellule de Shirley.

Ne pense pas à lui, Jude. Ni à Rosie. Ôte-toi ces images de l'esprit. Concentre-toi sur Rebekka. Il n'y a pas de traces de sang. Pas de plaies qui suintent. Pas de sperme qui a coulé. Non, non, non.

Une crainte sournoise rampe en moi-même. Des cris s'accumulent dans ma bouche.

Je m'extirpe en urgence hors de la voiture, traverse la rue dans la pénombre de plus en plus tenace de cette fin de journée. L'air gelé mord mes joues, tandis que l'odeur de neige remplit mes poumons. L'hiver approche. Le ciel est bas, cotonneux, le vent me décoiffe allégrement et me brûle de froid. Je ne suis pas certain de savoir ce que je fous ici, si ça en vaut même la peine, mais la petite voix dans ma tête qui me dit sans cesse d'oublier, de ne pas y penser, me hurle au contraire de m'y attarder. Rosie est morte, mais Rebekka est toujours en vie. Je tiens à ce qu'elle le reste, même si rien ne prouve qu'elle pourrait la perdre. De toute façon, si je ne bouge pas, si je regarde juste mon existence défiler, c'est moi qui vais sombrer, couler dans des sables mouvants desquels je ne ressortirai jamais, la main de Damian refermée sur ma cheville.

Devant les portes vitrées qui marquent l'entrée du bouge, je m'arrête une seconde, tâte mes clopes dans mes poches, secoue la tête et me demande ce que j'attends pour entrer. Je dois en avoir le cœur net. Où étais-tu, Rebekka ? Avec qui ? Pourquoi éprouves-tu le besoin de mentir ?

Le Lincoln Tavern est un pub planqué au fond d'une rue sombre, loin du glamour du centre ou même des autres clubs de Southie. Il y règne une ambiance irlandaise bas quartier, là où les rebus de la société viennent se saouler pour oublier leur vie de merde. Ça pue la bière et la sueur.

Il n'y a pas foule ce soir, quelques badauds qui s'enivrent pour s'égarer, certains rient, d'autres se noient.

Je marche jusqu'au comptoir sculpté de trèfles à quatre feuilles, me cale sur le bois taché de traces d'alcool et attends que le barman se porte à ma hauteur. Le gars est robuste. Cheveux longs, mâchoires carrées couvertes de poils drus, des yeux enfoncés dans les orbites, noirs et soulignés d'épais sourcils. Typiquement irlandais. Dans la trentaine, plutôt style sauvage. Il doit plaire à certaines femmes.

Tu as couché avec lui, Rebekka ?

— Qu'est-ce que je vous sers ? me demande-t-il d'une voix bourrue, tandis que son regard me sonde.

Je n'ai pas spécialement la gueule d'un flic, mais les habitués ont l'intuition facile en ce qui nous concerne.

— Bière, réponds-je en jouant avec mon paquet de clopes.

Il est interdit de fumer dans les bars, mais ici, les clients ne se soucient pas beaucoup de la loi. Un léger smog flotte dans l'air.

Le barman dépose une pinte sous mon nez et commence à repartir vers le fond du bar, pressé de mettre de la distance entre nous. Je l'interromps bien avant :

— Rebekka est là, ce soir ?

Surpris, il soulève un sourcil.

— Non, elle est à la bourre.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 11, 2023 ⏰

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