16. Croquis herbacés

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Krrkippaal déposa le courrier sur la table, le visage aussi blanc que la longue barbe de Wafel Pit. Levant un sourcil, le marchand s'en empara.

— Vous voilà dans la panade, ami lézard. Si son coup de massue est autant précis que son coup de crayon, je ne donne pas cher de vos écailles.

Le message provenait d'Ankrolm. Ce dernier ne s'était pas ennuyé à user de mots, il avait simplement esquissé – d'une manière forte habile il fallait l'avouer –, un barbare qui assénait un puissant coup de gourdin sur une créature aussi verte que terrorisée.

Wafel Pit jeta un nouveau regard sur le macabre présage :

— Il semblerait, si l'on observe bien les détails, que votre rude ami pense que vous avez trop bavardé. Voyez par vous-même, vous paraissez parler juste avant de vous faire écraser le crâne.

Devant l'absence de réaction du lézard, le marchand continua :

— Allons, allons, il n'y a rien de dramatique. Si l'on pèse bien les choses, ce barbare sait où vous logez, a l'air de vous en vouloir quelque peu et ne possède de toute évidence qu'uneforce que l'on pourrait qualifier de brutale. Cela pourrait être pire.

Krrkippaal ne comprenait pas les paroles qui déferlaient sur lui et ne parvenait pas à déceler ce qu'il pouvait y avoir de comique dans cette situation. Il entendait bien le marchand, mais son esprit restait obnubilé par la masse et les muscles saillants du géant. Il ressentait déjà ses os craquer sous la pression du gourdin, goûtait déjà au sang dans sa bouche, sentait sa cervelle s'écouler lentement de ses oreilles et de ses narines.

Mais une différente sensation, autrement plus réelle, le sortit de son marasme. D'un geste vif, Wafel Pit lui administra une baffe anthologique. Sa joue tourna du vert impérial à un rouge brique des plus rebutant :

— Que... ! Qu'est-ce... ! Qu'est-ce qui vous prend ? Vous pensez ainsi me préparer à mon funeste sort ?

— Ressaisissez-vous, mon ami ! Tenez, ceci vous calmera, dit le marchand en tendant au lézard sa longue pipe. Aspirez bien fort. Les herbes qu'elle contient proviennent des lointaines terres des Druides, une racine presque introuvable, mais d'un effet aussi apaisant qu'inspirant.

Krrkippaal obéit sans broncher, encore trop sonné par le message et par la baffe. Wafel Pit dégagea de sa poche un briquet à silex et alluma le fourneau. Ceci fait, Krrkippaal inspira longuement. Une odeur herbacée et musquée envahit ses bronches, suivie d'une sensation de bien-être, l'esprit et le corps apaisés. Il recracha la fumée avec délectation et retenta l'expérience. Certes, cela gratouillait peut-être la gorge, picotait le nez et enflammait les poumons, mais quel délice cela procurait !

Les oreilles du lézard commencèrent à chauffer légèrement. Ses muscles se détendirent et ses yeux suivirent les volutes de fumée vers le plafond de bois de la taverne.

Que ces poutres sont belles, quels magnifiques entrecroisements ! Voilà un ouvrage d'un maître-charpentier, à n'en pas douter.

Krrkippaal regarda son ami d'un sourire niais. Wafel lui prit la pipe des mains et tira à son tour une longue bouffée.

— N'est-ce pas merveilleux ?

Le lézard se contenta de hocher la tête. Il n'avait pas envie de parler, il préférait écouter. Écouter quoi ? Écouter tout simplement. La table, le marchand, sa chaise, les pensées du cabot de Wafel ou encore les infusions que le tavernier venait d'apporter. Elles clapotaient doucement, telle une petite et apaisante chanson. Si Krrkippaal l'avait pu – et peut-être le pouvait-il ? – il s'y serait baigné. Mais quand donc les avaient-ils commandées ?

Peu importe.

Krrkippaal se pencha, ou plutôt laissa son corps le faire pour lui, et s'empara de la pipe. Une nouvelle bouffée et il sentit ses écailles fondre dans la chaise. Ses yeux devinrent lourds et son champ de vision se réduisit davantage. Il ne voyait plus que Wafel, oubliant le reste de la taverne, comme si le monde ne renfermait plus que lui, le marchand, une table et deux chaises. Un cocon de paix protégé par la Sainte Fumée.

Et l'infusion, qu'elle est douce. Une petite touche de noisette. Un léger arome de menthe.

Krrkippaal ouvrit les yeux, les avait-il fermés ?

Peu importe.

Devant lui se tenait le Hobereau. Il dégustait une viande au fumet délicieux. Comme le lézard avait faim. Il envisageait tout, il goûterait même à nouveau l'étrange ragoût de l'auberge du Dragon Bleu. Quelque part dans les brumes de son esprit, quelque chose de négatif lui revint cependant en tête. Qu'était-ce donc ?

Peu importe, c'était un mets fabuleux !

Le Hobereau rangea son restant de nourriture dans son manteau puis sortit un long parchemin jaunâtre et une plume. Avec souplesse, il la fit voler sur la peau. Krrkippaal le regardait, simplement. Quelle agilité ! Le chevalier sembla œuvrer des jours durant, mais le lézard ne s'en souciait pas, profitant du spectacle. Une fois l'ouvrage achevé, le Hobereau releva la tête et sourit.

— Voilà pour toi, mon ami. Voilà ta quête.

Krrkippaal sourit en retour puis baissa les yeux vers le parchemin. Quelle œuvre !

Il la tendit au marchand pour qu'il puisse l'admirer.

Mais qui donc avait réalisé cette merveille ? Wafel ? Peu importe.

Le reptile fut pris d'une soudaine inspiration. Il ne pouvait expliquer comment, mais il savait l'ouvrage éphémère. Il fallait la conserver, à tout prix. Il sortit donc de sa sacoche son nécessaire à écriture. Il plaqua un vélin sur la table et décrit l'histoire que contaient les dessins.

« La dernière descendante d'une lignée divine.
Une jeunesse heureuse, mais une vie chagrine.
Pour éviter le bagne, elle dut se cacher,
Au fin fond des campagnes, au-delà des clochers.

Un beau soir de printemps, dès le doux crépuscule
Le signe tant espéré, enfin est arrivé,
Un barde vert, aussi étrange que minuscule

Douché et fatigué, n'aimant guère les caresses
Le regard fuyant et la gorge embourbée,
En rampantil tenta, de brûler politesse,

Mais le fort soldat, protecteur de sa reine
D'une main puissante, se donna grande peine.
Avec sa lourde masse, surveilla les écailles,
Afin que le couard, nulle part s'en aille.

Malgré toute volonté, il ne put protéger
Et le barde et la reine, qui lui fut dérobée

Dès lors le vert barde, aussi fier qu'une jatte
Devra, s'il veut, finir son épopée,
Se bouger les écailles, et surtout les deux pattes
Et partir vaillamment, s'emparer de l'épée

Les chemins enneigés, truffés de troublions,
Doit le barde, malgré lui, prestement empruntés.
L'arme qui changera, le chaton en lion,
Il le faut, de toute grâce, dans la main déposer »

Les Chroniques d'un lézardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant