29. L'espace est versatile

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Au pied d'une gigantesque croix de bois, au sommet de la plus haute montagne, des bourrasques glacées balayaient un tas de corps inertes. À quelques pas du visage bleu de Flatul, Ankrolm fixait Mirette. Les cheveux de la jeune fille volaient au rythme des rafales, ses deux mains enserrant la garde d'une large épée. La lame – profondément enfoncée dans un imposant rocher – semblait la narguer.

— Je ne peux pas le faire, Ankrolm, hurla-t-elle pour couvrir le bruit du vent.

Elle lâcha sa prise et tomba à genoux dans la neige. Ankrolm s'approcha d'elle et ajusta une cape de fourrure sur ses frêles épaules.

— Celui qui recherche le pouvoir ne le mérite pas, récita le géant. C'est en le repoussant que tu l'obtiendras, Mirette, de nulle autre façon.

— Mais, je n'en veux pas ! Elle m'écœure, me révulse, cracha-t-elle en fixant la lame. Pourquoi moi, Ankrolm ? Pourquoi ne puis-je vivre dans l'indifférence, simple et oubliée par la folie des Hommes ?

— Car tu prononces ces paroles, Mirette. Abandonne-toi à cette gloire qui te fait horreur et embrasse ton destin. Je connais ton cœur, il est dénué de toute ambition. Écoute-le et laisse-le te guider.

Mirette se remit sur ses pieds. Elle ajusta les sangles de sa tenue et remonta sa cape. Puis, le visage déterminé, elle agrippa à nouveau la poignée. Hurlant de rage, ou de peur, elle dégagea l'arme du rocher. Un vif éclat solaire se détacha du ciel noir et vint percuter la gouttière dorée de la lame. Mirette lâcha la garde comme si elle s'était brûlé les doigts. Alors, Ankrolm posa une main sur son épaule et s'empara de l'épée.

— Je porterai votre fardeau, ma Reine.

Elle observa son protecteur avec affection avant de jeter un regard de dégoût à l'arme.


Une nouvelle bourrasque entraîna l'esprit du lézard loin de la tendre complicité d'un géant et de sa reine. Il s'engouffra dans un « trou » – il n'y avait de meilleur mot pour exprimer le phénomène – et ressortit instantanément au pied de la montagne, près d'un campement. Une rafale l'envoya voler dans la cheminée de la plus grande tente d'où s'échappait une épaisse fumée.

Lors de sa dernière visite, les lieux étaient remplis de barbares dégoulinants de sauce et de vin. Il n'y restait maintenant que Trokmar, penché sur une solide table. Il étudiait une carte de vélin qui représentait la région. L'esprit distingua le symbole d'une montagne et d'une croix. Trokmar fixait cet endroit de ses petits yeux avides, un fil de bave échappant à son attention.

— Grand Chef ! Il est arrivé, déclara un géant en glissant la tête entre les toiles de l'entrée.

Pour toute réponse, Trokmar se fendit d'un sourire carnassier. Un insignifiant barbare – aussi frêle et livide que le chef était féroce et vivant – se présenta et s'inclina. D'un geste vif, Trokmar l'invita à le rejoindre.

— Alors, Frána, raconte-moi.

Le fragile barbare serpenta vers la table. Un tic incontrôlable contracta sa joue tandis qu'il pointait sa langue entre deux longues dents.

— Un honneur, Grand Chef Trokmar le Somptueux, cracha-t-il. Comme à chacune de nos heureuses rencontres. J'attends toujours nos entrevues avec la plus puissante des extases. Converser avec un esprit si fin me nourrit davantage que le plus gras des porcelets.

— Épargne-moi ton venin, Langue de guivre, et donne-moi les nouvelles que j'escompte.

Frána sourit et s'avança d'un pas en tortillant ses mains.

— Tout se passe comme prévu, Grand Maître, l'enfante devrait récupérer l'épée très bientôt... Si ce n'est déjà fait. Votre ingénieux plan fonctionne, et je n'en ai jamais douté.

— Et le lézard ?

Langue de guivre eut un imperceptible mouvement de recul.

— Heu... il s'est échappé, heu... en emportant son livre. Pour autant, Ankrolm ne s'est pas démonté. Il a poursuivi l'enfant sans guide et l'a retrouvée.

— Que les mille divinités bénissent son entêtement. Que subsiste-t-il de la troupe ?

— À l'heure actuelle, s'ils ne sont pas tous morts de froid, il ne doit leur rester plus que des racines pour toute pitance.

Trokmar frappa violemment le dos du frêle barbare et l'envoya valser sur la table.

— Bravo, Frána, du bon travail. Dis aux compagnons de se préparer. Nous partons sur l'heure.

— Bien, maître, répondit Langue de guivre en massant ses côtes.

Trokmar éclata alors d'un grand rire et lança une grossière bûche dans le feu.


La flambée expulsa l'esprit de la tente et l'air chaud l'accompagna vers les hauteurs. Durant un long moment – peut-être plusieurs heures, plusieurs jours – il contempla le paysage. Soudain, son attention fut attirée par une colonne d'hommes qui pataugeaient dans la boue printanière, gravissant péniblement les pans de la montagne en direction du campement barbare. La trentaine de soldats marchaient en cadence, hallebardes au poing et en armure complète. Quelques mules, chargées de victuailles et de fourrures, suivaient la troupe.

Conciliant, le vent tourna et emporta l'esprit près d'un cavalier qui se dirigeait vers les deux gradés qui chevauchaient en tête de colonne.

— Capitaine, le campement n'est plus qu'à trois lieues de notre position, déclara l'éclaireur.

— Bien, répondit l'officier d'une voix rude. Personne ne t'a repéré ?

— Les lieux semblent aussi vides que la cervelle de ma femme. Cependant, j'ai découvert des traces de nombreuses bottes qui mènent vers la montagne.

Le capitaine grogna. Son second se pencha vers lui :

— Vers la montagne ? Ils ont dû localiser l'épée.

— Soldat, demanda le capitaine à son éclaireur, tes informations sont-elles fiables ou sont-elles autant douteuses que tes primaires comparaisons ?

L'éclaireur fixa bêtement l'officier.

— Heu... je...

— Merci pour ces éclaircissements, coupa le capitaine.

Les deux mains sur le pommeau de sa selle, il resta un instant le regard dans le vague.

— Tout ça ne tient pas debout, déclara-t-il soudain. Si ces barbares étaient déjà en possession l'épée, ils auraient regagné leurs territoires et nous les aurions interceptés. S'ils ne l'avaient pas encore, une poignée d'entre eux suffirait à la récupérer. Pourquoi donc ont-ils vidé le camp ? Qu'en penses-tu, Dunan ?

Le second ouvrit une bouche d'où aucun son ne sortit.

— Me voilà bien entouré, gronda le capitaine. Un crétin et un muet ! Dunan, prends quatre hommes et pars inspecter le campement. S'il est vraiment désert, brûle-le puis rejoins-nous au col de Sarhdarac. Nous devons les intercepter au plus vite.

Dunan frappa du poing son plastron, inclina la tête et attrapa les rênes de son cheval.

— Une dernière précision, déclara le capitaine, si vous tombez sur la fille, amenez-la-moi vivante. C'est bien compris ?

— Mais... et les ordres, capitaine ?

— Les ordres, c'est une chose, Dunan. La culpabilité en est une autre.

L'œil pantois, Dunan fit pivoter sa monture qu'il lança au trot. Alors qu'il désignait quatre hommes pour le seconder dans sa mission, une bourrasque souleva la plume de son casque.

L'esprit, plus léger et sublime que jamais, se laissa emporter les cieux.

Les Chroniques d'un lézardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant