Chapitre 2

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Paris, octobre 1942.

Les derniers préparatifs étaient réglés, la salle était pleine et le silence allait se faire d'un moment à l'autre. Les derniers techniciens quittaient la scène d'un pas léger, tandis que je m'y trouvais seule, en compagnie du piano qui y trônait en pièce maîtresse.

Aucun visage familier ne se trouvait dans les coulisses et c'était mieux ainsi. J'eus une brève pensée pour ma grand-mère et je m'assis devant l'instrument, de bois noir poli, dans lequel je pouvais contempler mon reflet.

Je prenais soin de replacer les pans de ma robe dont le tissu écarlate me démangeait. Ou peut-être était-ce la sueur qui me perlait dans le dos qui me donnait l'impression d'avoir une centaine d'insecte fourmillant dans mon dos.

Une voix dont je ne connaissais pas le timbre s'éleva et je prenais une grande inspiration. Il parlait, débitait des mots que je ne comprenais, provoquant un léger rire de la foule, de l'autre côté du rideau. Ce fut seulement lorsqu'il prononça mon nom, après ce qui me sembla être une éternité, que je m'autorisais à détendre mes épaules comme mon professeur me l'avait si souvent fait remarquer.

L'image que je renverrais sur la scène était aussi importante que la justesse de mes notes, d'autant plus venant d'une femme. Je me devais d'avoir l'air à ma place, pleine d'assurance et de charisme.

Je ne jetais pas même un regard à la salle où le nombre vertigineux de regards me scrutaient. J'avais fait sensation, on parlait de moi dans la Gazette, les allemands eux-même s'enorgueillissaient d'avoir mis la main sur l'Onyx du lieutenant Heller. Ils s'enorgueillissaient de m'avoir fait gravir les échelons, de parler de moi, de me convier à leurs banquets et même organisaient des récitals où je jouaient les pièces qui leur convenaient en dépit de présenter celles que je composais.

Je devais avouer que, les allemands se révélaient être de parfaits spectateurs : rares étaient ceux qui chuchotaient dans l'oreille de leur voisin et aucun d'eux ne se levaient avant que je n'achève la dernière note.

Mes doigts pressaient les touches, le piano s'exclama aussitôt, mes doigts ne le laissaient pas respirer, je ne m'y autorisais pas non plus. Démarrer en grande pompe, là était ma marque de fabrique, on me connaissait pour mon jeu sauvage et imprévisible. Je devais cependant me contenir, car, si ce concert était une réussite qui sait ce qui m'attendrais ensuite ?

Ma poitrine gonflait de passion, de ferveur et de fougue, mes bras s'élevaient comme si je souhaitais autant jouer que danser sur cette mélodie. Mes doigts tantôt lourds, tantôt légers se délectaient eux-aussi de l'exercice, faisant gonfler mes veines et saillir mes métacarpiens.

Ma tête se vidait, je n'étais plus dans cette salle luxueuse, bordée d'hommes en uniforme et de vin luxueux.

J'étais à Conty, mon village natal, le vent s'adonnait à une caresse lascive, faisant courber les hautes herbes et les feuilles frétillantes. Les nuages défilaient, tantôt noirs, charbonnés, ardoise et parfois même argentés. A mesure qu'ils avançaient, leur ombre planait sur le village où les femmes se précipitaient pour ramasser le linge avant qu'une pluie d'argent ne s'abattaient sur les chaumières de pierres de la même couleur, mêlées au torchis.

A mesure que les morceaux et leur intensité se succédaient, le temps changeait, le soleil transperçait des nuages, les herbes calmaient leur frénésie et le vent s'échappait au large des côtés normandes. Quelques fois, un regard familier apparaissait et les jointures de mes doigts blanchissaient alors que je pressais les touches ivoire. Puis, disparaissait de manière fugace sans que je pusse le retenir.

Des larmes brouillaient mon champs de vision, menaçant de répandre le khôl de mes yeux sur mes pommettes mais elles ne faisaient que dédoubler les touches, tandis que je les ravalais. Mon jeu frénétique reprenait et la salle retenait son souffle alors que j'enfilais les notes les unes après les autres sans que je puisse me contenir.

Paris à feu et à sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant