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Le vent soufflait dans les branches du saule, près d'un petit ruisseau. C'était l'été 1428 ; particulièrement doux, comme on n'en avait jamais encore connu. Bresca, la dominante, était couchée sur le flanc, dans sa tanière, sur un parterre d'herbe et de poils bruns. Son gros ventre était nu, pour que ses petits puissent f plus facilement aux tétines. Les contractions avaient commencé depuis quelques heures seulement ; elles rendaient la louve vulnérable. Heureusement que Bressaï, le dominant, montait la garde devant la tanière. Personne n'oserait approcher du cerbère. C'était un grand loup noir aux yeux bleus. Il avait une balafre le long de la joue, en souvenir d'un combat l'opposant à un humain.

Bresca se remémora son enfance. Elle avait grandi dans un village près d'une rivière, à l'amont d'une colline. Il y avait une forêt pas très loin, où, disait-on, vivait une Meute de loups qui mangeait le bétail des fermiers. Bresca avait été la seule à ne pas croire à ces rumeurs qu'avait lancé Pierrot, le vieillard. Et pour cause : elle connaissait ; elle fréquentait ces loups. La petite fille brune, aux yeux verts et eux taches de rousseurs qu'elle était pouvait devenir une louve à volonté. Elle était devenue familière à la Meute, mais, au fur et à mesure qu'elle grandissait, elle côtoyait de moins en moins ses amis. Elle devait épouser un homme deux fois plus âgé qu'elle, Mr Etwell, mais qui était immensément riche. Il était aigri, avare, et ne prenait de femme que pour s'assurer que son nom allait perdurer. Bresca n'avait que 16 ans quand elle rencontra Bressaï. Ce souvenir la fit rire intérieurement. Elle était en haut de la colline, et cueillait des fleurs pour les vendre au marché. C'est à ce moment-là qu'elle avait vu Bressaï : un grand loup noir était sorti de la forêt et allait dans sa direction ; mais ce ne fut que quand il croisa son regard qu'il aperçut sa présence. Le loup lui avait, lui semblait-il, fait un clin d'œil, avant de retourner dans la forêt. Elle avait pensé à lui toute la journée, avait rêvé de lui. Le lendemain, elle avait mis du pain dans sa besace, et était retournée en haut de la colline. Chaque jour, elle voyait le loup. Un soir, alors qu'elle s'apprêtait à repartir pour le village, son ventre s'était mis à gargouiller. "Un peu de viande ne me fera pas de mal, après tout. Je suis à l'abri des regards, je peux devenir une louve si j'en ai envie". C'est ce qu'elle fit : elle devint une louve brune. C'est alors qu'elle vit le loup noir revenir. Elle se cacha dans les taillis. Le loup noir disparut une seconde de sa vue, et quand elle put de nouveau l'apercevoir, elle vit un grand homme aux cheveux noirs et aux yeux bleus. C'est ainsi qu'elle comprit. Elle s'avança discrètement, et marcha sur une brindille qui ce cassa bruyamment. L'homme tourna la tête vers elle en souriant, et dit :
- Je savais que j'arriverai à te prendre en flagrant délit un jour, Bresca !
- Qu... comment t'appelles tu ? Comment connais-tu mon prénom ?
- Je m'appelle Bressaï, avait-il répondu, et je suis un homme-loup, comme toi.
C'est ainsi que leur amour avait commencé. Les deux jeunes gens se retrouvaient chaque après-midi en haut de la colline, et partaient se promener dans la foret, quelques fois sous forme de loups, d'autres fois sous la forme d'humains. Mais le jour du mariage entre Bresca et Mr Etwell approchait. La mère de Bresca, Lima, avait travaillé très dur et beaucoup économisé pour pouvoir acheter une belle robe blanche à sa fille. Bresca ne voulait pas épouser Mr Etwell. Mais elle le devait... Le soir qui précéda le jour tant attendu par certains villageois, Bresca alla au point de rendez-vous et expliqua la raison de sa peine à Bressaï. Il lui dit qu'il serait là, et qu'il la défendrait coûte que coûte. Elle pleura, il la prit dans ses bras. Le lendemain, Bresca avait enfilé la robe, et avait été conduite à la ville, avec sa mère et ses deux frères, là où devait se dérouler la cérémonie. Bresca ne souriait pas, et tous les invités s'en apercevaient. Sa mère lui avait souvent posé la main sur l'épaule, avec un sourire réconfortant. Bresca lui avait répondu par une grimace, mais elle affichait en public une expression hautaine, fière, arrogante. Elle ne voulait pas qu'on la prenne pour une femme faible ou pusillanime. Le curé de Notre-Dame-Des-Saules venait de finir sa bénédiction, et Mr Etwell venait de signer. Bresca regarda aux alentours, essaya de gagner du temps. Son regard fut attiré par les buissons, à gauche de l'homme qui lui tenait la main. Elle eut un regard implorant vers le buisson, et, soudainement, une énorme forme noire avait sauté à la gorge de Mr Etwell. Du sang avait aspergé la robe de Bresca, qui avait hurlé de terreur. Le loup s'était écarté de sa victime, qui avait chancelé un instant, avant de tomber par terre, vidée de son sang. Un des frères de Bresca, qui voyait là toute chance de faire fortune éteinte, sortit sa dague, cachée auparavant à l'intérieur de sa botte gauche, et s'approcha de Bressaï. Bresca s'était vite mise en travers de la route de Zain, qui l'avait écartée violemment. Bressaï avait vu la lame s'approcher dangereusement de sa propre gorge, et avait fait un bond en arrière, mais pas assez rapidement pour qu'il ne soit pas blessé : la lame s'était enfoncée assez profondément dans sa joue pour qu'il se mette à glapir et parte en courant.

Zain, de retour au village, avait organisé une battue et voulait absolument arriver à tuer le loup qui avait sûrement causé sa perte. Lima, elle, avait fait de son mieux pour ne pas laisser s'ébruiter l'histoire au village, mais au bout de quelques semaines, tout le monde était au courant. Cependant, une nouvelle affaire préoccupa bientôt les villageois : un jeune homme, aux yeux bleus et aux cheveux noirs, qui se faisait appeler Bressaï, venait d'arriver dans le village, et il eût été beau s'il n'avait pas eu cette balafre le long de la joue. Il s'était construit une petite maison proche de celle de Bresca, et ils se voyaient chaque jour pendant plusieurs heures. Quelques mois après son arrivée, il demanda Bresca en mariage. Les villageois lui racontèrent l'épisode du loup noir lors du mariage de Bresca, mais le jeune homme en riait. La demande fut vite acceptée, et la cérémonie fut magnifique, sans loup égorgeant le mari. Zain, cependant, gardait un souvenir intact du loup qu'il avait blessé : Bressaï avait des yeux bleus comme ceux de la bête, des cheveux noirs pareils à sa fourrure. Mais surtout, il avait cette cicatrice, exactement au même endroit que celle qui se trouvait sur la joue du loup. Mais Zain ne pouvait rien contre l'amour que se portaient sa sœur et le mystérieux jeune homme. Une fois Bresca devenue la femme de Bressaï, ils décidèrent de vivre désormais en tant que loups, et formèrent bientôt une Meute d'hommes-loups.

Bresca poussa une plainte. Bressaï vint s'allonger à côté d'elle. Elle ferma les yeux et commença à pousser. Quelques heures après, la pleine lune se leva et Bressaï partit chasser avec le restant de la Meute. La jeune louve devait à présent se débrouiller seule. Bresca poussa davantage et, après un long effort, cinq louveteaux vinrent au monde. La mère les lécha affectueusement. Une nouvelle contraction, et elle expulsa le placenta qu'elle avala. Elle remarqua qu'elle avait mis bas quatre mâles et une femelle. La femelle, qui avait une magnifique fourrure blanche, était petite et maigrichonne, il n'y avait aucune chance qu'elle vive... Les mâles, en revanche, avaient l'air en pleine forme. Elle sentit un léger contact sur son ventre. Elle baissa les yeux et vit que la petite avait déjà trouvé le chemin des mamelles. Peut-être allait-elle survivre, en fin de compte. Elle poussa un long hurlement, et Bressaï lui répondit.

Bresca s'endormit, quelquefois réveillée par un petit qui tirait trop fort sur la mamelle. Sa nuit fut donc brève ; et, à l'aube, ce fut Bressaï qui la réveilla. Il entra dans la tanière, avec un gros lièvre dans la gueule. Il le posa près d'elle, mais elle l'obligea à reculer en grognant férocement. Alors il avança un peu plus, et elle leva les yeux au ciel. Il frotta son museau contre celui de Bresca, et regarda ses petits. La petite blanche poussa soudain un cri et fut parcourue de tremblements. Elle alla lentement derrière sa mère, suivie du regard inquiet de Bressaï. Il se pencha pour pouvoir voir derrière Bresca, et eut un hoquet de surprise en voyant, là où aurait dû se trouver la jeune louve, une petite humaine, qui se tordait dans tous les sens, comme si elle eut été possédée. Elle braillait; elle avait faim. Bresca regarda le petit être, et quand elle retourna la tête vers Bressaï, elle vit un grand homme replié sur lui-même, qui avança les bras vers la petite. Il la prit, et sortit de la tanière en la berçant.

Nouvelle LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant