A. Un humoriste avec la langue bien pendue

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Il sentait son regard posé sur lui depuis le début de son sketch. L'humoriste peinait à se concentrer. Ses yeux passaient son corps au rayon X. Même son sempiternel ensemble noir, son inébranlable bouclier face à toute attaque extérieure, ne parvenait pas à le calmer.

Il s'emmêlait dans son texte, tandis que l'autre ne cessait de le dévorer du regard. Ce sketch avait été un des plus difficiles à écrire, et malgré toute sa bonne volonté, le jeune homme ne l'appréciait pas. Laurent non plus, manifestement, puisqu'il fut le premier à buzzer. Merde !

L'humoriste baissait les bras, mais sous l'insistance du présentateur, il reprit. Une main dans ses cheveux ébènes et c'était reparti ! Le nouveau tour d'un éternel calvaire. Les mots disparaissaient de son esprit, butaient dans sa gorge, s'emmêlaient sur sa langue. Son assurance s'effritait à mesure que l'intensité de ses prunelles s'accroissait. Il sentait ses jambes trembler. Il allait craquer. Il passa une dernière fois sa main dans ses cheveux, un de ses innombrables troubles obsessionnels compulsifs qui le rassurait, avant d'abandonner pour de bon.

Les regards emplis de déception des juges qui d'habitude le révulsaient, ne l'atteignaient même plus. Seul son regard importait. Peur. Ce regard qui cachait à peine la joie sadique de voir l'humoriste se louper. Haine. Ce regard qui lui brûlait les entrailles, lui comprimait les poumons à tel point qu'il en devenait difficile de respirer. Douleur. Ce regard qu'il aurait voulu ne jamais croiser. Le jeune homme entendit vaguement les sermons des quatre juges, trop concentré à rester en vie. Sa tête tournait, sa vue se brouillait. Il avait besoin d'air frais, pur.

Dès les résultats donnés, il sortit en trombe de la salle d'enregistrement, bousculant au passage d'autres humoristes sans vraiment les voir. Il courut jusqu'à sa loge, fourra ses affaires dans son sac et se précipita sur la porte restée grande ouverte.

- Où comptes-tu t'enfuir, cette fois-ci ?

Les muscles du jeune homme se tendirent, à l'affût. Sa voix grave résonnait dans sa tête, paralysant tous ses muscles. Il n'avait pas besoin de lever la tête pour deviner l'identité de son invité indésirable, le seul qu'il ne voulait pas voir.

- Je t'ai posé une question.

Le souffle dans son oreille provoqua chez le jeune humoriste un tremblement de la tête aux pieds et vrilla silencieusement ses tympans. Ses jambes peinaient à le tenir debout; il se maudissait intérieurement de sa faiblesse.

Il aurait tellement voulu lui cracher à la gueule sa haine irrépressible, son dégoût irrémédiable pour sa personne, mais sa bouche refusait de s'ouvrir. Les mots restaient coincés dans son esprit, déferlement de haine contre débordement de peur. Ses muscles lui criaient de fuir loin de ce taré psychopathe, son talent lui dictait de le lacérer de mots comme il savait si bien le faire. Son instinct contre sa raison. Le dilemme cornélien.

Pourtant, le jeune homme avait fait son choix. Il l'avait fait depuis longtemps déjà. Depuis qu'il avait vu rentrer au Moulin Rouge le taré qui se tenait devant la porte de sa loge à ce moment même. Quel qu'en soit le prix à payer, il lui tiendrait tête.

Le jeune homme commença par lever la tête pour planter ses yeux onyx dans ceux opales de feu bleu de l'homme qui lui faisant face. Onyx contre Opale. Il tenta de transmettre toute sa haine dans ce regard. Mais même le plus long regard du monde n'aurait pas suffi à mesurer la portée de repulsion pour cet homme.

*SBAAF*

- Jérémy, tu sais très bien que je n'aime pas que tu me regardes comme cela. N'est-ce pas ?

Possession | ⚠️EN PAUSE⚠️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant