VII

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Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées de printemps qui ramènent dans Paris le jour bas et l'humidité sale de l'hiver, Aristide Saccard descendait de voiture, place du Château-d'Eau, et s'engageait, avec quatre autres messieurs, dans la trouée de démolitions que creusait le futur boulevard Prince-Eugène. C'était une commission d'enquête que le jury des indemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains immeubles, dont les propriétaires n'avaient pu s'entendre à l'amiable avec la Ville.

Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de la Pépinière. Pour que le nom de sa femme disparût complètement, il imagina d'abord une vente des terrains et du café-concert. Larsonneau céda le tout à un créancier supposé. L'acte de vente portait le chiffre colossal de trois millions. Ce chiffre était tellement exorbitant que la commission de l'Hôtel de Ville, lorsque l'agent d'expropriation, au nom du propriétaire imaginaire, réclama le prix d'achat pour indemnité, ne voulut jamais accorder plus de deux millions cinq cent mille francs, malgré le sourd travail de M. Michelin et les plaidoyers de M. Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s'attendait à cet échec ; il refusa l'offre, il laissa le dossier aller devant le jury, dont il faisait justement partie avec M. de Mareuil, par un hasard qu'il devait avoir aidé. Et c'était ainsi qu'il se trouvait chargé, avec quatre de ses collègues, de faire une enquête sur ses propres terrains.

M. de Mareuil l'accompagnait.

Sur les trois autres jurés, il y avait un médecin qui fumait un cigare, sans se soucier le moins du monde des plâtras qu'il enjambait, et deux industriels, dont l'un, fabricant d'instruments de chirurgie, avait anciennement tourné la meule dans les rues.

Le chemin où ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, où les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. Aux deux côtés, des pans de murs, crevés par la pioche, restaient debout ; de hautes bâtisses éventrées, montrant leurs entrailles blafardes, ouvraient en l'air leurs cages d'escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, pareilles aux tiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien n'était plus lamentable que les papiers peints de ces chambres, des carrés jaunes ou bleus qui s'en allaient en lambeaux, indiquant, à une hauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvres petits cabinets, des trous étroits, où toute une existence d'homme avait peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans des cheminées montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d'un noir lugubre. Une girouette oubliée grinçait au bord d'une toiture, tandis que des gouttières à demi détachées pendaient, pareilles à des guenilles.

Et la trouée s'enfonçait toujours, au milieu de ces ruines, pareille à une brèche que le canon aurait ouverte ; la chaussée, encore à peine indiquée, emplie de décombres, avait des bosses de terre, des flaques d'eau profondes, s'allongeait sous le ciel gris, dans la pâleur sinistre de la poussière de plâtre qui tombait, et comme bordée de filets de deuil par les rubans noirs des cheminées.

Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingotes et leurs chapeaux de haute forme, mettaient une singulière note dans ce paysage boueux, d'un jaune sale, où ne passaient que des ouvriers blêmes, des chevaux crottés jusqu'à l'échine, des chariots dont le bois disparaissait sous une croûte de poussière. Ils se suivaient à la file, sautaient de pierre en pierre, évitant les mares de fange coulante, parfois enfonçaient jusqu'aux chevilles et juraient alors en secouant les pieds. Saccard avait parlé d'aller prendre la rue de Charonne, ce qui leur aurait évité cette promenade dans ces terres défoncées ; mais ils avaient malheureusement plusieurs immeubles à visiter sur la longue ligne du boulevard ; la curiosité les poussant, ils s'étaient décidés à passer au beau milieu des travaux. D'ailleurs, ça les intéressait beaucoup. Ils s'arrêtaient parfois en équilibre sur un plâtras roulé au fond d'une ornière, levaient le nez, s'appelaient pour se montrer un plancher béant, un tuyau de cheminée resté en l'air, une solive tombée sur un toit voisin. Ce coin de ville détruite, au sortir de la rue du Temple, leur semblait tout à fait drôle.

La curée - Émile ZolaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant