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Il est six heures tapantes quand je découvre le visage ensommeillé de ma petite Calliope. Quel jour est-on ? J'ai l'impression d'avoir dormi une éternité. Mon écran affiche un lundi quatre septembre. Ça doit bien faire un mois que personne ne m'a touché ! Je me sens sale et souillé de poussière.
A table, la conversation entre Calliope et sa mère est ponctuée de bâillements. De ce que je comprends, son père est déjà parti travailler. Tant mieux. Ça m'évitera le risque de me cogner un peu partout contre les parois de ce fichu tiroir.
— Tu l'as mis en mode silencieux ? l'interroge sa mère d'une voix rauque trop matinale. Ce serait malin de te le faire prendre par tes profs dès le premier jour.
Calliope lui répond par un simple hochement de tête, puis jette un œil à ses dernières notifications. Bien peu de messages ont été adressés à elle seule. Tout le monde doit avoir appris, pour ma séquestration estivale. Quelques nouvelles de Facecloud, une dizaine de messages sur une conversation de groupe Misseeve et... Oh ! C'est un joli paquet de notifications Pixnpost que tu as là ! Les mentions « j'aime » défilent, les hashtags de ses photos de vacances ont attiré du monde. Plusieurs demandes de messages privés s'accumulent – et s'accumuleront quelque temps, ignorés qu'ils le sont par mon amie. En tout cas, il n'y a aucun message de Mélanie en vue.
Calliope presse le bouton « + ». Créer. Nouvelle story.
Attends, quoi ? Pas si tôt le matin, enfin ! Tes paupières se ferment presque toutes seules. Une mèche de cheveux hors de sa vue plus tard, une photo est prise. Effets. Filtres. Clamor. Texte. « Reprise des cours (émoji livre, émoji stylo), déjà trop la flemme (émoji zzz) ». Publier.
Je ne suis qu'à trente-cinq pourcent de charge quand mon amie passe le perron de la porte. Elle rejoint l'arrêt de bus au bout de la rue et soulève ma coque de protection pour saisir sa carte de transports. Pas trop mal cette photo... Mais les photomatons manquent de filtres, ils sont trop criards. Trop honnêtes.
Au collège, Calliope savoure encore la vingtaine de vues à sa story quand elle me glisse dans sa poche arrière. Parfait ! Après ma séquestration dans le tiroir, je crois que j'ai peur du noir, maintenant. Ici, au moins, je peux voir dans son dos.
Dans la cour, Brad se dirige derrière elle à pas de loups. Il s'apprête à plaquer ses mains sur ses épaules. Je l'entends crier, puis l'accompagne un hurlement aigu de mon amie. Elle proteste, tous deux rient. Le frottement de leurs vêtements les uns contre les autres me suggère une accolade.
A l'appel des trois notes de la sonnerie, l'ensemble des collégiens se range au beau milieu du préau dans un vaste brouhaha. Alors que Brad et Calliope se placent l'un à côté de l'autre, je vois un groupe de filles faire de même derrière eux. Dans la cohue, il m'est impossible d'entendre ce qu'elles disent. Mais leurs regards, bien souvent, se dirigent sur ma petite Calliope. L'une d'entre elles, une grande brune, lève les yeux au ciel au cours de leur conversation.
Les élèves sont divisés en deux groupes et celui de Calliope parcourt bientôt l'intérieur du bâtiment. Le brouhaha m'empêche d'entendre la moindre syllabe distincte, mais elle et Brad ont l'air content. Dans un couloir, il me semble que mon amie se retourne, car je perçois enfin le son de sa voix. Elle s'adresse à la grande brune derrière elle.
— T'as vu Mélanie ? dit-elle. On est encore ensemble cette année, trop cool !
En toute réponse, cette Mélanie ne lui adresse qu'un sourire pincé. En classe, chacun des élèves s'installe où il veut et Calliope me fait passer de sa poche arrière à celle de son manteau dans un geste discret. De là, je peux poser le regard sur une bonne moitié de la classe. Le silence s'installe enfin et la voix de la professeur s'élève.
— Cette année vous êtes en quatrième. Vous n'êtes plus des enfants, j'attends de vous un comportement responsable. Pendant les vacances, nous avons appris qu'un élève de sixième a subi plusieurs attaques morales durant de nombreux mois. Une telle attitude est inadmissible ! Au moindre doute, nous n'hésiterons pas à sévir. Je ne parlerai ici d'aucun d'entre vous, mais un certain nombre de noms s'est dégagé du lot. Je vous demande de veiller les uns sur les autres plutôt que vous lancer en groupe sur une seule personne.
Je ne sais pas si Calliope l'a remarqué, mais j'ai vu quelques paires d'yeux se diriger sur elle pendant le discours de leur professeur. D'ailleurs, le reste des cours de la matinée, Mélanie n'a de cesse de jeter un œil sur mon amie. Entre deux regards, je la surprends à murmurer quelque chose à plusieurs de ses voisins de table. Certains rient à ce qu'elle leur annonce, d'autres soufflent en haussant les sourcils, non sans adresser un coup d'œil à Calliope.
Au moins, Brad ne la quitte pas d'une semelle. A midi, tous deux s'installent ensemble au réfectoire. Sur ses genoux, je peux enfin l'entendre et surtout revoir son doux visage. Une chance qu'elle ait choisi ce coin plutôt tranquille !
— Tu trouves pas que Mélanie est bizarre ? interroge-t-elle son cousin. Elle m'a pas adressé un seul mot, ce matin.
— J'en sais rien. Elle veut peut-être se mettre à bosser, cette année ? plaisante-t-il dans un éclat de rire. T'en fais pas trop, ça lui passera.
Tous deux passent leur temps de pause à parler de leurs vacances. Brad lui apprend qu'une nouvelle application fait sensation. Chnap. Plutôt pratique : les messages envoyés, éphémères, finissent par s'auto-détruire une fois lus. Nouvelle, nouvelle... ça fait bien deux ans que Chnap est apparue sur le marché, mon petit Brad. En un tour de main, Calliope installe la nouvelle application et se crée un nouveau compte.
A cinq minutes de la sonnerie, une vibration me saisit. Une notification Chnap s'affiche déjà sur mon écran d'accueil.
Ils vous ont ajouté ! Parmi les dizaines de pseudonymes dont il est question se présente celui de Mela.nie. Le pouce de Calliope, sourire aux lèvres, écrase son nom pour accéder au chat.
« Y'a un problème ? T'es bizarre depuis ce matin. J'ai fait un truc ? »
Mela.nie est en train d'écrire...
« C'est une blague ? Depuis que ton père a appelé nos parents après que cette balance d'Amel ait cafté, je dois me faire toute petite. Nos darons nous ont mis tarif. Merci pour le début d'année, hein. »
Cette fois, la sonnerie retentit. L'air préoccupé, Calliope me range à la hâte dans la poche de sa veste, mais presse deux boutons sur ma tranche au cours de son geste. Une vibration plus tard, un message s'affiche aussitôt sur sa conversation Chnap. Mon amie me lance un regard panique, les yeux écarquillés.
Capture d'écran effectuée.
Mela.nie est en train d'écrire...
« MDR J'en peux plus. Si tu montres ça à qui que ce soit t'es finie. T'as changé de ouf. »
Lorsque s'ouvre la salle de classe, tout le monde s'installe en silence. Impossible de voir Calliope depuis ma poche, mais pas un seul regard de Mélanie ne se pose sur elle. Elle se contente de suivre le cours et d'échanger quelques rires discrets avec ses voisins de table. Ma propriétaire chuchote une phrase ou deux à son cousin. J'imagine qu'elle lui raconte ses mésaventures sur Chnap.
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Silence
Short StoryUne nouvelle engagée contre le harcèlement et son cercle vicieux, avec un smartphone en tant que narrateur.