J'ai soufflé, longuement. J'étais contre mon comptoir, un torchon usé entre les mains. Accroché à lui comme à une bouée de sauvetage. J'ai regardé la pièce. Mon café, un diner typiquement américain, un rêve de gosse que j'ai réalisé. Quel con. J'avais des dettes à ne plus savoir compter, j'étais seul au service faute de moyens. J'assumais, comme dirait l'autre. Je l'aimais ce café, croyez pas, mais je n'avais plus la naïveté et l'innocence. J'aurais tout donné pour la retrouver.
J'étais là depuis 7 heures, il était 23 heures. Il ne restait que deux clients, les habitués, ceux qui avaient des ardoises et qui venaient tous les soirs pour oublier. Un peu. J'étais timide, je détestais et craignais les embrouilles. Alors s'ils voulaient faire les morts sur mon comptoir jusqu'à minuit passé, je ne les en empêchais pas. Je restais à côté d'eux, mon torchon contre mon cœur qui battait trop fort et mes yeux parcourant la salle à la recherche d'événements passés. Je savais que je manquais des trucs, tous les jours. Des mains qui se frôlent, des regards qui se cherchent, des pieds qui se baladent, des tons qui montent juste assez pour s'imposer, des fous rires, des pleurs. Tout. La vie, quoi. Les sentiments et tout l'bazar, les émotions et le piment. Pendant que je calculais en servant. Si on m'avait prévenu, j'aurais posé le stylo, l'aurais fait glissé jusqu'à l'agent immobilier, l'aurais remercié, et me serais barré. Aurais attendu pour le réaliser. Tout ce que je voulais, c'était profiter.
Quand je commençais à voir flou et que mes yeux revenaient trop souvent frôler la grande horloge blanche au-dessus de la porte, j'amorçais la descente de mes deux épaves. Je glissais l'addition sous leur nez, j'attendais un peu. Faisais comme si je n'avais pas déjà tout fait et frottais une tache inexistante. Pour ne pas les voir ouvrir les yeux, attraper difficilement la note, déchiffrer, souffler, retomber. J'essayais de me donner une certaine contenance, de justifier. J'avais peur, j'étais gêné, j'aurais voulu disparaître. Quelle merde. Quand j'entendais des grognements et du papier froissé, ma main se crispait sur le torchon, juste un instant. Je me redressais, bombais le torse pour faire comme si, et allais vers eux. Je souriais comme s'ils en avaient quelque chose à foutre. Ils me parlaient, marmonnaient, je comprenais rien et je sentais mes jambes défaillir. Mes yeux partaient dans tous les sens. « Qu... quoi ? ». Ils soufflaient, l'un après l'autre. « Hm... gnfff... Sur mon compte ». Mes mains commençaient alors à s'agiter, je prenais vivement les deux papiers et allais les agrafer avec les autres sur le panneau en bois. Je parlais vite et même moi ça m'énervait.
C'est vrai, j'aurais pu leur dire que non, merde hein, faudrait me payer maintenant, c'est pas tout ça mais j'ai des dettes à payer moi, et sans ça vous vous les mettez là ou je pense vos beuveries quotidiennes. Je le sais que la vie est une chienne, mais allez, les gars, j'y suis pour rien moi. J'aurais pu, j'aurais du. Mais j'avais pas le courage, pas le cran, pas les couilles. Je soufflais après un instant, me retournais vers eux et tendais la main. Ils l'attrapaient mollement, se forçaient à me dire au revoir. Je les aidais à se lever, je les mettais dehors sans que ça en ait l'air. Je les regardais tituber ensemble jusqu'au coin de la rue où ils se séparaient sans un mot. Quand les silhouettes étaient devenues trop petites et que mes yeux brûlaient à force de les fixer, je les fermais violemment et rentrais à l'intérieur. Pour tout éteindre, pour fermer, pour rentrer chez moi et dormir.
Ce soir-là aurait du être un soir comme tous les autres. Mais la vie, vous savez. On était en hiver, j'avais enfilé mon écharpe et mon immense bonnet qui recouvrait des dreadlocks qui hurlaient qu'on en prenne soin. J'étais emmitouflé comme dans un cocon. Je suis sorti, comme d'habitude, j'ai fermé la porte. Je sortais la clé de ma poche, quand j'ai entendu des pas se rapprocher et quelqu'un parler fort. J'ai froncé les sourcils, mon cœur s'est accéléré. Pas d'embrouilles, s'il vous plait, pas d'embrouilles, pas d'embrouilles, pas d'emb... Une main s'est posée sur mon épaule. Je pouvais entendre sa respiration saccadée par l'effort. Sentir son parfum. J'ai fermé un instant les yeux.
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Try a Little Tenderness
FanfictionUn diner américain, en plein Berlin. Tom aux commandes, encore effrayé par tous les enjeux de son nouveau projet. Bill, dévasté, qui cherche sans le faire vraiment un refuge. En ce soir d'hiver, leurs vies vont changer, leurs destins basculer, et le...