3.Papa

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Cela fait deux jours qu'on est allés se promener. Je n'arrive pas à me détacher du souvenir de ses rires et ses larmes.
Aussi misérable puisse cela paraître, le seul sentiment qui surgit quand j'y repense, c'est le vide et la tristesse. La fracture.
C'est tout bonnement impossible. De rattraper une enfance et de vivre le reste d'une vie que je ne connaitrais jamais.

Je suis assis sur le canapé et je bois un thé devant la télévision. Agathe travaille et papa est dans son bureau. À la télé, on parle de progrès scientifique. Moi je n'y connais rien. J'écoute sans écouter. Je vis sans vivre.
Je fais l'erreur de détourner mon regard de l'écran et je croise quelque chose.
Ça me donne les larmes aux yeux.
C'est hideux.
Monstrueux.
Difforme.
Dans les cinq miroirs de maman, je vois le reflet d'une chose sans nom. Je ne veux pas lui donner de nom. Certainement pas le mien.
Je grimace inconsciemment, plein de dégoût devant ma propre image.
Je détourne le regard difficilement et tente de me concentrer sur les émissions qui se succèdent mais mon reflet revient me hanter. Un flash qui m'apparait dès que l'écran tourne au noir. Ma gorge se serre, mon estomac se noue, et finalement je me rend dans la cuisine.
J'y pose ma tasse et déferlent mes larmes. Je me souviens des visages de tous ces gens autour de moi, l'autre soir. Ces si beaux jeunes hommes. Ces si envoûtantes jeunes femmes...
Rien de cela ne m'appartiendra jamais.
Ni leur beauté, ni leur vécu, ni leur amour, ni leur visage, ni leurs passionnants regrets ni leurs beaux souvenirs ni leur vie.

Je me reprend en entendant les marches grincer sous le poids de mon père. Il me toise et ouvre le frigo, en sortant deux assiettes de nourriture.
Il les réchauffe sans un mot et s'assoit à table, en face de moi.
Je n'ai pas faim.
Il me tend les mains que je m'oblige à prendre, puis il récite:
—Seigneur, nous te remercions pour le don que tu nous fait et les victuailles que tu nous apporte. Nous souhaitons la satiété à celui qui a soif et faim. Amen.

Je le regarde un moment alors qu'il enfourne des bouchées de viande entre ses lèvres. J'éprouve un étrange sentiment à le voir manger ainsi après avoir prié. J'ai l'impression de le découvrir pour la première fois.
Au bout d'un moment, il lève ses prunelles bleues de son assiette et me scrute, avalant un dernier morceau:

—Mange. Qu'as-tu ? me demande-t-il en postillonnant brièvement.

—Je n'ai pas faim. Je lui répond en regardant mon assiette.

Ce n'est pas vrai. Le terme exact n'est pas que je n'ai pas faim. J'ai la nausée de penser à manger. La nausée de me voir dans le miroir, la nausée en le regardant manger et la nausée de mon existence futile et inutile.
Si courte. Dénuée de saveur. Sèche.
À en donner la nausée, mon existence.
Vivre me donne la nausée.
La mort, c'est l'angoisse la plus totale.
Où dois-je me trouver?
Que devrais-je préférer entre l'angoisse de l'inconnu et la nausée du temps qui passe ?
Il mâche malaisément et me regarde encore.
Après quelques secondes interminables, il se lève d'un bond et frappe la table du poing:

—Ingrat ! Dieu te donne à manger, à boire, de quoi te chauffer et tu refuses ses si généreuses offres ! Ingrat ! Tu ne sais rien apprécier, même pas la mort et la maladie qui nourrissent ton âme !

Ç'en est trop.
Ç'en est assez.
Comment peut-il se permettre de me parler ainsi.
Lui et son satané Dieu qu'il évoque à tord et à travers. Il n'a d'yeux que pour lui !
Et je sais que le jour où je mourrais, il récitera ces absurdes paroles, bien heureux de me voir le quitter dans la douleur !
C'est ce qu'il a fait le jour de la mort de maman.
Trois ans qu'elle est partie. Et quatre ans qu'il s'est reconverti.
Je lui en veut tant. Je hais sa manière de nous aimer. Je hais sa manière de nous dire au revoir.
Je pleure devant lui.
Je le hais.
Il me hait certainement aussi.
Mais contre toute attente, je vois son nez rosir et ses yeux briller.
Il pose les deux mains contre la table et baisse la tête. Son torse se soulève et s'abaisse régulièrement et je n'en crois pas mes yeux.
Il pleure.
Après quelques secondes à pleurer, tous les deux mais pas l'un avec l'autre, je lui demande, rassemblant toute ma force:

La dernière lueur du jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant