Chapitre 1 - L'histoire peut commencer

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Plus que dix minutes. Plus que dix minutes, et Émilie serait en retard au travail. Plus que dix minutes, et elle arriverait dans sa salle de classe en sueur, fatiguée d'avoir dû allonger le pas, d'avoir même trottiné pour que ses élèves ne se demandent pas s'il était arrivé quelque chose à leur maîtresse. Mais malgré la désagréable pensée des heures qu'elle risquait de passer, transpirante dans ses vêtements, Émilie ne trouvait pas encore la motivation qu'il lui fallait pour se lever de la chaise en bois et pour quitter le petit café à moitié rempli. Pourtant tout était prêt : elle avait déposé le paiement de son chocolat chaud ainsi que du café consommé à la hâte par sa sœur partie déjà cinq minutes auparavant, sa veste en faux-cuir mauve reposait sur ses genoux, parée à être enfilée, et elle avait mis de l'ordre à sa place. La petite cuillère était sagement posée dans la tasse vide, le petit sachet de sucre pas entamé avait été mis sur le bord de la soucoupe, et l'emballage vide en papier qui avait contenu un biscuit gisait au fond de la tasse blanc crème. Mais il manquait encore à ce début de semaine l'élan dynamique qui pourrait extraire ce lundi des journées ternes qui s'amoncelaient un peu trop en ce moment dans le calendrier mental d'Émilie. Elle attendait un petit miracle, un visage familier vu par hasard, un sourire jovial offert sans raison par un être inconnu, ou même un message de sa sœur, pourquoi pas.

Un peu résignée, Émilie finit par se lever, prenant la direction de la sortie. Elle s'écarta pour laisser passer la serveuse, lui souhaitant une bonne journée au passage, puis elle reprit son chemin entre les petites tables cerclées de chaises ou de banquettes. Sur sa droite, un homme remettait nonchalamment son manteau noir tout en s'extrayant du petit coin où il s'était installé, mais un reflet sur le sol, juste sous sa table, attira l'attention d'Émilie. Lorsqu'elle eut fait un pas de plus, elle comprit qu'il ne s'agissait pas d'une illusion d'optique ou d'un signe de fatigue matinale, mais bien d'un objet que l'homme avait dû faire tomber. Elle s'accroupit pour ramasser cet objet non-identifié, tout en hélant l'homme qui s'était dangereusement approché de la porte du café. Dans les mains d'Émilie, un morceau de carton circulaire plastifié, bleu constellé de blanc. En gros caractères sur le recto, l'inscription « Carte du ciel ». L'homme près de la porte s'était retourné avec un air surpris, et Émilie brandit la carte dans sa direction.

« Vous avez fait tomber ça », l'informa-t-elle.

Comme elle montrait la carte au client un peu étourdi, elle aperçut le verso du petit guide céleste, et ses yeux furent automatiquement attirés par une inscription faite au stylo rouge, en lettres capitales. THÉO DEMARE. Un peu surprise, Émilie tendit tout de même la carte à l'homme qui s'était rapproché d'elle pendant qu'elle en étudiait la face cachée.

« Merci, fit sobrement l'étourdi, les traits légèrement crispés mais souriant poliment alors qu'il récupérait son bien.

— Vous avez écrit votre nom dessus ? » le questionna Émilie avec le sourire bienveillant qu'elle prenait lorsqu'elle cherchait à comprendre le comportement de l'un de ses élèves.

Presque imperceptiblement, les sourcils de l'homme au manteau noir se froncèrent. Émilie indiqua d'un signe de main le verso de la carte, et lorsqu'il la retourna, ses yeux passèrent du cercle en carton à Émilie, deux fois. Puis ses traits se détendirent, et ses lèvres s'étirèrent en un petit sourire franc et un peu gêné.

« Oui, je sais que ça peut paraître bizarre, mais je l'ai depuis très longtemps, c'était un cadeau, et comme j'y tenais beaucoup, bah à l'époque j'ai tenu à écrire que c'était la mienne, juste au cas où.

— Et vous gardez avec vous une carte du ciel en plein jour ? » poursuivit Émilie.

L'humeur d'Émilie était bien meilleure à présent. Il était là son petit miracle. Une carte du ciel tombée sous une table, une carte filante appartenant à un homme qui gardait ce bien tout simple depuis des années. Théo Demare avait au début l'air un peu introverti du passant pressé, mais face à l'intérêt sincère et bienveillant qu'il avait lu dans la voix et le sourire de son interlocutrice, il s'était ouvert, comme rassuré de ne pas se trouver face à une personne qui agissait simplement par politesse. On l'avait souvent dit à Émilie : sa gentillesse se lisait sur son visage, et son intérêt sincère pour les autres repoussait bien des barrières.

« Ouais, j'avoue, on voit globalement moins bien les étoiles de jour. Mais en fait je bosse dans un planétarium, donc ça me permet de réviser !

— Oh, vous travaillez dans un planétarium ? répéta gaiement Émilie. Ça doit être vachement sympa. Par contre à force d'avoir la tête levée, bonjour les torticolis !

— Haha, on s'habitue, mais c'est sûr que si on est sensible il vaut mieux s'assouplir la nuque et le dos. La semaine dernière encore il a fallu que je remplace un collègue qui s'était bloqué le cou. Il avait carrément une minerve, il commence tout juste à se sevrer des médocs le pauvre !

— Ah mais attendez un peu... »

Ses fins sourcils sombres froncés, ses yeux bruns agités alors qu'elle recherchait dans sa mémoire, Émilie posa le bout des doigts de sa main droite sur sa bouche pendant quelques secondes avant de reprendre la parole :

« Lundi dernier, après les cours, j'ai croisé quelqu'un qui sortait d'ici avec une minerve autour du cou et des cernes à rendre jaloux les maquilleurs qui bossent pour les films de zombies, est-ce que c'était... »

Théo Demare l'interrompit d'un limpide éclat de rire. « Oui oui, ça devait être lui ! Il m'avait donné rendez-vous ici sans me dire pourquoi, parce qu'il pensait que voir sa tête me suffirait pour comprendre que j'allais devoir faire plus d'heures que d'habitude. Et il avait bien raison : s'il me l'avait annoncé par SMS il m'aurait fallu le temps de le lire pour comprendre, là dès que j'ai vu sa tronche j'ai pensé 'Ah oui, bah ok, ça marche, la classe de 6e de demain c'est pour moi'. Mais vous êtes cash quand même, remarqua Théo Demare avec un sourire amusé. Votre description des cernes là...

— Baaah, ça va, il est pas là de toute façon, se défendit Émilie dans un haussement d'épaules. Il se vexera pas, surtout que c'est pas un reproche, il y peut rien le pauvre !

— Un point pour vous.

— Commencer la semaine avec un point c'est bien mieux que de commencer la semaine avec une prune. D'ailleurs, à propos de semaine qui commence, il faut vraiment que j'y aille.

— Oh, oui, moi aussi de toute façon. »

Alors ils reprirent tous les deux le chemin de la sortie du café, et Émilie arriva la première sur le trottoir, retenant la porte vitrée encadrée de bois pour l'homme à la carte du ciel.

« Merci. J'ai cru comprendre que vous veniez ici assez souvent ? » Émilie confirma d'un vif hochement de tête, alors Théo Demare poursuivit : « Alors on se reverra, je passe une partie non négligeable de mon temps libre ici.

— Eh bah à bientôt alors, Monsieur Demare !

— Appelez-moi Théo. Au fait, je peux vous demander votre...

— Émilie Laudare, le coupa l'intéressée en lui tendant la main. Enfin, Émilie tout court du coup, rectifia-t-elle alors que les deux humains se serraient la main en échangeant un énième sourire.

— Enchanté, Émilie.

— Enchantement partagé, Théo ! »

Émilie et Théo se souhaitèrent une bonne journée, puis ils se séparèrent, l'une prenant la direction du soleil levant, l'autre traversant la route pour aller vers le nord.

Émilie n'osa pas regarder sa montre, elle se contenta d'avancer à très grandes enjambées pour tenter de rattraper le retard déjà pris. Lorsqu'elle pénétra dans sa salle de classe, le souffle court, le visage faiblement rougi par l'effort, l'horloge lui indiqua que les enfants commenceraient à entrer dans à peine une minute. Encore une minute, et elle aurait été en retard.


Brume constelléeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant