5.5 : à la dérive

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Vendredi 16 septembre, tard dans la nuit

Le sommeil embrumait l'esprit d'Ariel de rêves abstraits où il se voyait à cheval sur le comptoir du Cerbère, à observer le gérant faire du patin à roulettes en frappant dans ses mains. Il l'encourageait avec enthousiasme quand une bouche d'égout, à ses pieds (absente une seconde plus tôt), se mit à vomir un torrent d'eau brunâtre. Ariel se vit saisir une carafe pour écoper le magasin en criant à Odin de l'aider (son ami tentait de régler la télévision cathodique d'un air absent, un irish coffee dans la main) quand un bruit extérieur à son rêve l'en extirpa pour de bon. Ses paupières s'ouvrirent en une succession de clignements confus et il roula sur le dos en grognant, déconcerté. Sa colonne vertébrale craqua. Sa couverture moite de transpiration était entremêlée autour de ses jambes. 

Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour apercevoir un rai de lumière dans l'interstice de la porte de la salle de bain. L'eau de la douche résonnait sur le carrelage en damier dans un clapotis sec et irrégulier. Le silence humide était tantôt entrecoupé de reniflements déchirants, tantôt parcouru d'un rire jaune qui aurait asséché la bouche de n'importe qui. C'était comme une plainte muette, désespérée. Le clair-obscur dans laquelle était plongée la chambre indiquait que le jour n'allait pas tarder à se lever, le chant des oiseaux matinaux prospectaient les alentours de Saint-Charles. Ariel n'attendit pas un nouveau sanglot pour dévaler l'échelle métallique du lit superposé. La fraîcheur soudaine lui fit claquer des dents et il trébucha sur une pile de livres jusqu'au devant de la salle de bain dans un mouvement de ballerine grotesque, où il se figea un bref instant. La porte était entrebâillée. Les paumes en avant, il la fit pivoter jusqu'à pouvoir s'engouffrer dans la pièce à pas de velours. 

Camille était affaissé contre le mur de la douche, dans son t-shirt et son pantalon de jogging, où il pleurait. L'eau jaillissant du pommeau épousait les contours de sa mâchoire volontaire et imbibait ses vêtements de façon à ce qu'ils embrassent sa peau. L'étincelle brillante qui d'ordinaire enflammait ses yeux s'était mué en un reflet morne, son sourire avait fané comme un pissenlit qu'on piétine. Son visage paraissait désormais trop grand, terne et écorché. Envahi d'un sentiment qu'il ne se connaissait pas, Ariel vint se contorsionner sous l'eau tiède sans oser briser le silence de cathédrale qui pesait dans l'air. Il enroula ses bras autour de ses jambes repliées et y appuya l'extrémité de son menton, mutique. 

— Je ne suis qu'un pion, Ariel, articula finalement Camille d'une voix rauque. C'est ça, la vie. Être emprisonné dans les rouages d'une machinerie folle. Sans notice pour t'expliquer comment la contrôler, comment lui donner du sens. Ni comment l'encaisser.

Camille eut un rictus sardonique et il répéta d'une voix sans timbre : 

 — Je ne suis qu'un pion. 

 Ariel en resta coi. Pour lui, Camille était ce genre de type à l'humour cinglant, enclin aux dérapages, souvent hilare. D'une confiance en lui-même qu'il enviait, avec les zygomatiques torturés par une bonne humeur perpétuelle. Pas ce gamin esseulé et mélancolique dont le regard comme deux abîmes vous transperçaient la boîte crânienne. Camille était un peu trop excentrique, un peu trop beau, un peu trop énigmatique. Ce trop qui lui avait presque donné goût à l'amertume de l'imprévu. 

Alors, Ariel resta prostré à ses côtés, son esprit tourbillonnant tel une comète autour d'un astre mal luné.

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 25, 2023 ⏰

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