Année 1 - 9 mai

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1839 W 6th Street 

Brooklyn, New York

État de New York, États-Unis

Ma tendre patate,

Quatre cent douze jours sont passés. Depuis, j'ai songé de multiples fois à t'écrire. Combien de fois me suis-je assis devant l'ordinateur, une tasse de café glacé épicé (j'ai appris à aimer depuis que tu es partie) à la main, une tablette de chocolat noir dans l'autre et le moniteur de Thomas posé sur la table. Chaque fois, j'écrivais une lettre, une nouvelle, puis, insatisfait, je l'effaçais. Inutile de dire que je n'ai pas effacé celle-ci. Je crois, patate, que c'est ma favorite.

Aujourd'hui, j'ai vu ta mère pour la première fois depuis tes obsèques. Elle est arrivée avec son nouvel amoureux, les bras chargés de cadeaux pour Thomas. Elle semblait si vieille, mon amour, comme si elle avait gagné tes trente ans. Je ne crois pas l'avoir vu sourire non plus, pas même lorsque notre fils a ouvert le cadeau qu'elle lui a apporté. Moi, j'ai souri, Thomas, également. Elle lui avait apporté une peluche de lapin à grandes oreilles comme nous aimons tant. Bref, je m'égare, je m'excuse. Je n'ai jamais été aussi doué que toi pour la rédaction.

Lorsque tu es partie, j'ai longuement songé à ce que j'allais accomplir. Ton départ m'a fait perdre tous mes repères. Je n'ai jamais vraiment eu d'autres certitudes que celle d'être amoureux de toi, et je m'en suis voulu. Je n'ai jamais été très bon pour entretenir mes amitiés, ni très assidu dans mon travail, et j'ai parfois la crainte que Thomas me reproche d'être un mauvais père. Le suis-je, patate? En fait, tu aurais dit que non, ce n'est pas vraiment une question.

Alors, j'ai choisi de partir. J'ai tout quitté. J'ai abandonné mon mémoire, mon travail, mes quelques amis, ma famille. J'ai tout vendu. Tout, tout, tout. Puis, je nous ai installés, moi et Thomas, dans cette grande maison vide. Je n'ai pas apporté nos meubles, seulement les siens et notre piano. J'ai rangé nos vêtements dans trois valises. J'ai donné presque l'entièreté de nos livres à ton frère, je n'ai gardé que tes deux romans favoris, tout comme nos jeux de société. J'ai vendu ta voiture et ma sœur nous a conduit jusqu'à New York, où nous avons élu domicile, boubou et moi.

La maison est beaucoup trop grande pour nos besoins. Le jardin est magnifique, mais personne n'y va jamais. Il y a beaucoup de pièces, mais peu de meubles, peu de vie. Mais, je l'ai acheté, puisque tu en as rêvé, et moi j'ai rêvé de nous y voir vieillir.

Parfois, j'y rêve encore. Je me surprends à t'imaginer prendre ton café tous les matins, à moitié endormie sur le comptoir de la cuisine. Je me surprends à m'imaginer me rendre au parc avec toi, Thomas et l'enfant que tu portes. Je me surprends à souhaiter perdre un argument, et parfois même lorsque je peine à dormir, je m'embarrasse à chercher ta présence dans tous les recoins de la maison. Je me surprends parfois même encore à prendre refuge dans nos souvenirs d'adolescents, dans nos mémoires d'enfants. Je me surprends à imaginer être heureux. Et peut-être le suis-je... mais ce ne sera jamais tout à fait cela.

Comme je l'ai dit précédemment, j'ai vu ta mère aujourd'hui, et pour la première fois en presque dix ans nous avons discuté. Je ne l'ai jamais vraiment aimé, mais je crois avoir changé d'idée. Vous avez le même sourire, les mêmes yeux, les mêmes traits. Vous avez les mêmes idées aussi, la même affection déraisonnable pour le café glacé. C'est douloureux comme elle me fait penser à toi, comme son rire sonne comme le tien. Je lui aurais confié n'importe quoi. Ma solitude, l'orage dans ma tête, l'envie de tout détruire, d'abandonner comme toi... Mais je ne l'ai pas fait. J'ai pensé honteusement à notre enfant décédé et j'ai changé d'idée.

Grâce à elle, j'ai également changé de perspective. Pour Thomas, j'ai choisi d'avancer. J'abandonne le passé, j'abandonne ta présence omniprésente. Tu seras encore la mienne, l'amour de ma vie, la seule et unique. Mais par amour, j'ai besoin de te libérer. J'ai besoin de te laisser voler de tes ailes, et moi des miennes. Ça me fait justement penser à ce que tu m'as dit la journée de la naissance de Thomas, comment chaque personne a le droit à une seule âme sœur. J'ai eu besoin d'un temps pour réaliser que tu parlais de moi. Encore plus de temps pour réaliser que tu parlais de nous. Mais pour une fois, tu as raison, patate.

C'était nous. 

Les aventures des petits rôlesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant