Chapitre 1

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Trois semaines venaient de passer et l'étouffante moiteur du mois de cet été 1996 faisait transpirer à grosses gouttes les habitants de Biddeford dans le Maine sans qu'aucune averse ne daigne venir réalimenter la rivière Saco dont le niveau baissait lentement.

Biddeford Pool et Fortunes Rocks, les deux plages de la ville étaient prises d'assaut par les vingt-et-un mille habitants... bon, certainement moins, étant donné que beaucoup d'habitants avaient rejoint d'autres villes du littoral à quelques heures de Portland pour échapper à cette canicule. En tous cas, Kaylee Hall du haut de ses dix-sept ans, ne pouvait pas espérer pire scénario pour profiter de son été que cette année-là: coincée avec son père, Jacob Hall et sa belle-mère Helena Berkley, dans leur "boutique familiale" à vendre des brioches... 

Le père de Kaylee avait déménagé de sa Louisiane natale douze ans plus tôt. Trois années étaient passées avant qu'il ne rencontre Helena. C'était une gentille femme, douce et dotée d'un esprit vif. Elle n'avait jamais essayé de prendre la place de Tara, la mère de la jeune fille, décédée des suites d'une seconde grossesse. Et même si l'esprit de Tara planait sur chacun d'eux au fur et à mesure des années qui s'écoulaient, personne n'avait plus évoqué son existence depuis maintenant douze longues années mais le souvenir restait, immuable et pourtant si lointain. 

Kaylee n'avait que cinq ans à l'époque. Elle se souvenait très nettement du chagrin, de la souffrance dans chaque fibre de son être, mais surtout de cette indicible et effroyable vide qui avait flotté dans le regard de son père jusqu'à sa rencontre avec Helena.

Biddeford n'était pas vraiment une petite ville par rapport à ce que la jeune fille avait connu du fin fond du Bayou, mais elle s'y était accommodé. La ville ne possédait aucun établissement scolaire public, condamnant chaque jolie tête blonde à avaler poliment ou avec ferveur les enseignements évangélistes. Le seul moyen d'y échapper était sans aucun doute d'avoir des parents assez fortunés pour être scolarisé dans les comtés alentours. Seulement voilà, l'entreprise familiale ne permettait pas à Kaylee de s'acheter la dernière paire de baskets dont elle rêvait tant, alors une scolarité laïque, ce n'était certainement pas envisageable. Par chance, Jacob venait, certes de Louisiane, mais n'était pas plus croyant qu'Helena qui ne se présentait à la messe le dimanche que pour vérifier que Mme Walker et Miss Bennett, les deux morues qui vivaient respectivement en face et à gauche de leur modeste maison, ne colportaient pas de ragots à son encontre.

Kaylee aimait bien Biddeford, mais elle ne s'y sentait pas vraiment chez elle. Heureusement, elle pouvait compter sur le soutien indéfectible de Heather Brooks et Scott Edwards, qu'elle connaissait depuis l'école primaire. Scott était un beau brun athlétique mais il ne l'avait pas toujours été. Il avait longtemps souffert de différents sobriquets comme "lardon", "gros-tout-mou" ou encore "le blob". Au cas-où vous ne l'auriez pas compris, Scott avait été très enveloppé... en même temps, être élevé dans une épicerie quand on est un enfant victime de la relation houleuse (pour ne pas dire carrément flippante) de ses deux parents, on se protège comme on peut. Ses parents ne s'étaient pas résolu à divorcer car à Biddeford, le mariage veut dire ce qu'il veut dire: "pour le meilleur et pour le pire", même s'il ne reste et ne restera que le pire à vivre. 

Heather, elle, était d'une simplicité apaisante. Du moins, c'est ainsi que Kaylee aimait la définir. Avec ses longs cheveux roses barbapapa ramenés en couettes sur le sommet de son crâne, une frange droite bordant ses grands yeux ambrés, le visage en coeur, la peau laiteuse, elle ressemblait à s'y méprendre à une poupée au style un peu décalé. Malicieuse, pétillante et toujours partante pour les pires idées de Scott, elle affichait ouvertement son attirance pour la gente féminine. Autant dire qu'elle entrait dans la case "parias" pour les habitants de Biddeford. 

Kaylee était plus... conventionnelle. Certes, elle restait dans l'esprit populaire "la petite fille de Louisiane qui a perdu sa maman", mais les gens gardaient à l'esprit que son père et Helena vivaient "dans le péché" pour ne pas s'être unis par les liens sacrés du mariage. Kaylee avait hérité de sa mère sa peau légèrement hâlée et ses grands yeux bruns. De son père, elle avait tout le reste: les cheveux bruns aux reflets roux, les pommettes hautes, une silhouette longue et athlétique. En somme, c'était une très jolie fille, discrète, attentive aux autres, bonne élève, mais elle n'en restait pas moins une ado comme les autres.

Elle n'était pas insensible aux regards de Colby Collins, de quatre ans son aîné, membre de l'équipe de baseball de la ville et porte-parole des évangélistes depuis son plus jeune âge. Heather insistait souvent à son sujet: "Comme quoi on peut être beau à l'extérieur et mouton à l'intérieur". Ce qui faisait beaucoup rire Scott et grincer Kaylee.

La nuit ramenait son lot de fraicheur malgré les journées torrides que connaissait la petite ville ces derniers temps. La jeune fille en profitait pour se caler sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur la lumière diffuse de la ville. Elle pouvait passer des heures à contempler Biddeford, endormie, ou presque. 

"-Tu attends quoi pour ramener tes fesses? raisonna une voix étouffée dans la nuit.

Kaylee sursauta, manquant de faire tomber la sucette qu'elle venait d'entamer. Celles à la cerise, c'étaient les meilleures. Ensuite venaient celles au coca puis à la pomme. Kaylee détestait le métier de son père mais avait trouvé du réconfort dans le stock de sucettes en vente au comptoir. Elle pouvait en dévorer jusqu'à une dizaine par jours, ce qui laissait souvent Scott dubitatif: "Tu vas finir diabétique avec ces cochonneries! Je sais de quoi je parle, tu ne devrais pas manger ça!". L'adolescente pouvait déjà entendre son ami avec son ton inquiet et légèrement révolté par son addiction aux sucreries qui ne lui faisait pas prendre un gramme.

-Ce n'est clairement pas une bonne idée, grommela une autre voix en bas, ce qui arracha un sourire à la jeune fille... quand on parle du loup...

-J'ai raté un truc? Qu'est-ce que vous fichez en-dessous de ma fenêtre à une heure pareille?

Un long sifflement exaspéré retentit.

-Allez mamie, c'est les vacances de fin d'année tu te souviens? 

Kaylee pouvait discerner les cheveux roses de son amie dans la pénombre. Elle ne tenait pas en place, faisant les cent pas. Elle avait à coups sûrs déniché une idée bien à elle.

Il ne fallut pas plus longtemps à la jeune fille pour se décider à sauter le pas en s'accrochant au rebord de sa fenêtre et cherche à tâtons l'échelle en corde qu'elle avait accroché contre le battant du volet. "Plus c'est gros, plus ça passe" avait l'habitude de répéter Heather. Et elle avait raison. Kaylee n'avait pas fait d'efforts pour la dissimuler et son père, s'il s'en était rendu compte, avait fermé les yeux là-dessus. Après tout, à dix-sept ans, il avait certainement fait bien pire que sortir en douce par la fenêtre de sa chambre.

Une fois dans l'herbe, elle sentit le poids du regard de Scott qu'elle gratifia d'un sourire. Il n'était jamais très à son aise avec les lubies d'Heather mais il l'aimait beaucoup depuis le jour où elle avait cassé le nez de Timothy Parker qui avait  cru intelligent de révéler l'homosexualité de Scott à tous les élèves de l'école primaire. Oui, Scott aimait les mecs et il l'avait su assez tôt. Il n'avait jamais trouvé aucune fille séduisante ou attirante. Et non, il n'était ni efféminé, ni de bon conseil sur les relations amoureuses ou les questions de mode. Scott était d'un naturel discret, sauf quand il s'agissait de basket. Malheureusement, à Biddeford, prêcher une autre parole que celle de la Sainte église n'était pas bien vu et l'homosexualité était plus que tabou. Alors lorsque l'équipe de basket sélectionnait ses nouveaux joueurs vedettes chaque année, Scott était recalé dès les premiers essais. Pourtant Kaylee n'avait jamais vu quelqu'un jouer aussi bien que ce garçon. Même Colby ne lui arrivait pas à la cheville...

-Tu as trouvé un truc à faire? Souffla Kaylee en essayant de mettre à distance la tension qui émanait de Scott.

-Ca te dit une petite balade dans les souterrains de l'église? Demanda-t-elle agitant une clé en fer forgé et un pack de bières.

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