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Gaston était un homme que l'on pouvait qualifier « d'ordinaîre ». Il avait l'air tout à fait normal, banal, terne même, à un détail prêt, qui changeait chaque jour. En effet, derrière sa chemise bien repassée et sa cravate bien droite se cachait toujours un quelque chose qui clochait, une bizarrerie quasi imperceptible, bien plus discrète qu'un accent placé à tort sur une lettre. Il pouvait par exemple s'agir de sa moustache : toujours taillée à la française, avec ses deux pointes de chaque côté, Gaston veillait parfois à arranger une de ses deux extrémités de telle sorte qu'elle se divise en deux plus petites au bout, telle une minuscule fourche capillaire. D'autres jours, il s'agissait de ses lentilles : Gaston en mettait une ordinaire, et une autre de couleur, donnant à un de ses iris une teinte à peine plus foncée que l'autre. Une manche retroussée, une cravate retournée, une chaussure une taille en dessous de l'autre, une molaire noircie au colorant alimentaire ... Gaston veillait toujours à quitter son appartement en arborant une de ces étrangetés avec l'indifférence la plus totale.

Mais pourquoi dépensait-il autant de temps et d'énergie à préparer ces bizarreries chaque matin ? Pourquoi ne rien mentionner auprès de ses collègues ? Pour avoir de telles interrogations, encore fallait-il remarquer quelque chose, et jusqu'alors, personne ne l'avait fait : Gaston était trop minutieux pour qu'une de ses anomalies soit découverte, ce qui contribuait encore au mystère de ses intentions.

Un jour cependant, les choses avaient changé. Quelqu'un de nouveau était arrivé au travail, et les fantaisies esthétiques de Gaston allaient enfin prendre tout leur sens.

Elle se prénommait Claire. Son vrai prénom était Marie-Claire, mais personne ne l'appelait ainsi, à part peut-être sa carte d'identité ou son permis de conduire. Comme Gaston, Claire travaillait en tant qu'employée de bureau pour une entreprise de fabrication de papier au nom commun et sans intérêt, dans une ville de France au nom tout aussi anodin et avec tout autant d'importance.

Rien ne semblait la différencier de Gaston et de ses autres ennuyeux collègues de travail. Cependant, tout comme lui, quelque chose d'inhabituel la sortait du lot : Claire était en effet dotée d'un sens de l'observation hors du commun, bien supérieur à la moyenne. Elle remarquait ce que les autres ne survolaient même pas des yeux et elle était capable de discerner des nuances et des teintes qui étaient à peine établies par la majorité. C'était donc tout naturellement que les petites irrégularités dans l'apparence de Gaston lui sautaient presque toutes aux yeux comme le nez au milieu de la figure, la lune dans la nuit ou la mouche morte dans le verre d'eau. Toutefois, son sens de l'observation n'était pas un sens de la déduction, et elle n'était dotée d'aucun don de clairvoyance quel qu'il soit : elle n'avait donc aucune idée d'explication convaincante derrière le comportement de Gaston. Coutume exotique venue d'une culture inconnue ? Bizutage avec leurs collègues comme complices ? Trouble mental ? Chaque jour qui passait la rapprochait un peu plus du moment où sa curiosité prendrait le dessus et où elle le questionnerait sur ces bizarreries diverses.

Et une après-midi, ce moment arriva.

Il était midi cinquante-deux. La pause déjeuner de Claire devait s'achever dans huit minutes, mais elle avait fini en avance et n'avait rien d'autre à faire que d'aller retourner travailler. Sortant des toilettes, elle se dirigea vers son bureau en essuyant ses mains tout juste lavées sur son pantalon. Bien qu'elle traînât le pas, un poil réticente à travailler dix minutes de plus sans être payée, elle manqua de bousculer Gaston en chemin, perdue dans ses pensées. Elle leva les yeux vers lui, le salua et le jaugea en l'espace d'une seconde comme toute personne en croisant une autre. Immédiatement, elle remarqua sa petite folie du jour : son alliance avait été enfilée au mauvais doigt. Comme à son habitude, Claire fit mine de rien, craignant l'indiscrétion. Toutefois cette retenue s'effilait de jour en jour, et son humeur du moment lui enlevait un peu de son tact. Elle se contentait pour l'instant de lui jeter quelques coups d'œil en douce, comme elle l'aurait fait à une tache de café ou à une braguette ouverte.

L'Alliance à l'auriculaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant