Prologue

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Leyhen était passée. L'écho de ses cris stridents s'était évanoui sur les murs de la grotte, laissant place à une quiétude assourdissante après les jours de tempête.

La bête étira ses membres engourdis et bailla à s'en décrocher la mâchoire. Un halo bleuté se réverbérait sur les parois de son abri, signe que la nuit était tombée. D'une démarche souple, elle se dirigea vers l'extérieur, ses griffes crissant sur la pierre. Elle frémit de contentement lorsqu'une brise froide piqua sa truffe et s'insinua dans son épaisse fourrure.

Le dieu voyageur et son globe de lumière avaient disparu, ne laissant sur leur passage qu'une fine traînée orangée à l'horizon. Au-dessus des nuages teintés d'or et de parme, le ciel moucheté d'étoiles s'assombrissait. Seule Nol, la déité bleue, demeurait perchée sur la voûte céleste, encore plus éblouissante à la faveur de l'obscurité. La bête détourna le regard.

La vallée en contrebas était enveloppée du manteau blanc de Leyhen. Arbres, prairies et bosquets se confondaient en une même masse cotonneuse. Les rivières s'étaient arrêtées de couler, figées sous une épaisse couche de givre.

L'animal ferma les yeux lorsque le vent se leva, charriant avec lui une myriade d'odeurs et de sons. Une chute d'eau. Le crissement de la neige sous les pas d'un prédateur. Une voix, douce et grave, au ton impérieux.

Il avait déjà entendu cette voix auparavant. Elle lui était aussi familière que les battements de son propre cœur. Elle portait en elle les souvenirs de milliers de vies, insaisissables. Dans son timbre résonnait le ruissellement de l'eau, la caresse de l'herbe sous les pattes et la force du roc. Elle était chaleur et glace, douceur et dureté à la fois. C'était la voix d'Evanos, qui émanait des entrailles de la terre.

La déesse mère l'appelait. Son message lui parvenait dans le souffle du vent, en chuchotements de plus en plus incisifs. Il ne l'avait pas oubliée ; à présent, les mots gravés dans sa mémoire chantaient à l'unisson.

Rends-toi aux terres de tes ancêtres

Dans le sud, jusqu'au cœur de la forêt de Virendel.

La gardienne céleste te guidera.

Trouve cette femme qui porte en elle paix et courage.

La bête rouvrit les yeux. Ses pupilles fendues se dilatèrent pour cerner la nuit. Depuis son départ, elle avait parcouru une centaine de lieues pour traverser les montagnes. Leyhen l'avait forcée au repos, lui faisant perdre un temps précieux. Combien lui en restait-il ? La vie des hommes était courte. La mort les cueillait en un battement de cils. Elle craignait le courroux de sa déesse si elle arrivait trop tard pour trouver cette humaine.

Rejoins-la. Eyfyl sauvera ton peuple.

Tout à coup, la créature repéra un mouvement furtif en contrebas ; un autre animal rasait les arbres dans le cirque enneigé. Son cœur se serra. Il lui faudrait toute la fortune des dieux pour éviter à la fois ses semblables et les traqueurs, et traverser la vallée sans encombre. Les terres de ses ancêtres étaient devenues les plus hostiles qui soient.

Ses pairs vivaient en solitaires, éparpillés aux quatre vents. La survie les avait rendus méfiants, agressifs et sanguinaires. Ils défendaient férocement le peu de territoire et de ressources qu'il leur restait. Si leurs chemins se croisaient, ils se battraient sans doute.

Les hommes étaient un autre genre de peste qui fourmillait dans la vallée. Ils traquaient les siruns sans relâche, allant jusqu'à inventer des outils tranchants pour compenser leur fragilité par rapport aux bêtes. Ils se déplaçaient toujours en groupe afin d'avoir une chance de les surpasser.

Et voilà qu'il devait dénicher une femme de cette espèce. Pourquoi les dieux avaient-ils élu une humaine pour les réconcilier, alors qu'ils se vouaient une haine féroce ?

Trouve Eyfyl. Mène-la sur la bonne voie.

Le vent retomba et la bête retrouva le silence. Ses prunelles ambrées fouillèrent le paysage plongé dans l'obscurité, en quête du meilleur itinéraire.

Son ventre choisit le même moment pour gargouiller. Après son long sommeil, il lui fallait reprendre des forces pour voyager. L'animal retroussa les babines, sentant l'adrénaline pulser dans ses veines.

Se fiant à son flair et à son instinct, il entama sa descente dans le cirque. Il n'avait pas de temps à perdre. Il devait trouver Eyfyl au plus tôt. Ainsi que de quoi manger.

KaylaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant