Chapitre 1

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Je remercie le Ciel de m'avoir donné d'être à l'heure pour le départ du bateau. Je tiens la main de Jules comme on croque la vie à pleines dents, je ferme les yeux comme lorsqu'on est apaisé. Même si ce n'est pas tout à fait le cas. La mort d'Alice, sans compter ce que cela m'a laissé sur la conscience, m'empêche encore de jouir pleinement du bonheur que m'offre la vie. Je suis d'excellente humeur la  plupart du temps, mais on ne peut pas dire que je sois parfaitement heureuse. Je pourrai l'être, mais je ne me l'autorise pas, parce que j'ai peur d'ainsi profaner la mémoire de ma sœur. J'aurais pu la sauver. Mais j'ai été lâche, j'ai fait demi-tour sans espérer que son cœur batte encore. Tout est donc une question de désespoir. Maudit soit-il. Que se passe-t-il ? Quelque chose m'enserre la gorge et me poignarde le cœur. Je me sens tellement mal, aussi mal que si j'avais avalé un poison. Je connais l'origine de mes traditionnelles crises d'angoisse. Les remords. La tristesse. Quoi de pire que de paniquer un beau jour d'été, blottie contre son chéri dans un bateau flottant sur la mer scintillante ? C'est vraiment... frustrant. J'aimerais faire ce que je faisais en cours : demander à sortir, mettre mon cerveau en mode off et me libérer de mon fardeau par des pleurs incessants. Mais je ne suis pas sur Terre et, même si je ne mène pas une vie extraordinaire, j'y tiens assez pour ne pas la laisser couler au fond de l'eau. Alors je me contente de respirer profondément. Mes doigts, dont les phalanges ont blanchi, se crispent sur ceux de Jules, qui a la délicatesse de ne pas retirer sa main. Il me donne une légère pression, et ce courant se répand dans tout mon être comme une bouffée d'air frais. Le chocolat aux amandes consommé termine de me faire rebondir vers une sensation de bien-être.

- Est-ce que ça va mieux ?  s'enquit l'homme de mes rêves.

Je ne trouve pas mieux à dire que « - Parce que tu es là. » Pourtant, j'aurais pu le sortir de plusieurs façons différentes, que ce soit de manière spirituelle, humoristique, distraite, etc. Mais je me sens trop fatiguée par ma lutte intérieure pour méditer à l'avance sur mes réparties, qui d'ordinaire se font plus vives, plus enjouées. Je me love un peu plus contre lui, décidée à finir ma nuit avant notre arrivée sur l'île d'Aix. Il faut savoir que Jules, un grand blondinet aux yeux verts pétillants, ronfle. Du haut de ses kilos de gentillesse, de patience et d'humour, il est l'homme parfait. A un détail près. Vous l'aurez compris : ses ronflements sont à eux seuls son talon d'Achille. Je l'aime trop pour dormir sur le canapé ou enfouir son beau visage sous son oreiller pour étouffer le bruit qu'il produit à toute heure de la nuit, pour mon plus grand malheur. Des bouchons d'oreille ne suffiraient pas à m'assurer une bonne nuit de sommeil récupératrice. Pourquoi récupératrice ? Eh bien, parce que Jules est un grand sportif. Pourquoi pas. Ça renforce ses muscles que je suis libre d'admirer. Il y a cependant deux petits bémols à la passion de mon petit ami : d'abord, je me suis toujours gardée de souligner l'odeur atroce qu'il revêt après un effort physique intensif. Ensuite – le pire pour la fin, j'ai toujours fonctionné comme ça –, il ne se contente pas de course ou de vélo. Il fallait qu'il m'emmène avec lui à toutes ses activités sportives, non pas pour l'encourager, ce dont je pourrais m'acquitter sans trop de problèmes, mais pour partager ses sports, et ce, à la même vitesse que lui. Il est trop à fond dans son bail pour daigner attendre le mollusque que je suis. Résultat des courses : je me retrouve inévitablement essoufflée, à essayer en vain de le rattraper pour ne pas me perdre, car il me conduit chaque jour dans un nouvel endroit qui m'est inconnu. Jules ne veut pas que je prenne un sac, dans lequel j'aurais pu glisser une bouteille d'eau, parce qu'il pense que cela m'alourdit, donc me ralentit. Étant assoiffée lors de nos sorties, je trouve cela stupide, mais je n'ose plus exprimer mon opinion sur le sujet, ayant expérimenté par le passé son sale caractère lorsque j'avais le malheur de le remettre à sa place. Jules a beau être adorable, il lui arrive d'avoir du mal à maîtriser ses élans. Ses parents ont été très durs avec lui dans sa jeunesse ; je peux comprendre qu'il en ait gardé ses traces. Je n'arrive pas à me convaincre que des traumatismes ne sont pas une raison pour risquer quotidiennement la vie de sa copine de longue date. Comme dit précédemment, je l'aime trop pour agir de quelque façon qui pourrait ruiner notre relation. C'est un fait : j'ai une peur intarissable de la rupture. Il m'a avoué avoir eu une vie de débauche avant de me rencontrer, ce qui ne m'a pas rassurée et m'inquiète toujours quant à ses choix de vie. Ainsi, je m'applique à me conduire en sainte Nitouche pour qu'il ne trouve rien à redire à ma conduite, auquel cas j'ai peur de recevoir ses foudres en pleine figure. Il faut néanmoins se rendre à l'évidence. Comment ai-je pu m'amouracher d'un homme pareil ? Quand on tombe amoureux, on ne voit que ce que la personne désirée renferme de plus beau, toutes ses qualités et ses attraits. J'imagine que, maintenant que je baigne dans ma relation amoureuse, je vais avoir du mal à quitter Jules sans finir assassinée par mon propre copain. Ce qui, après réflexion, se serait avéré stupide : admettons qu'il m'aime réellement – pour moi et non pour mes cookies -, si je romps, il aura le cœur en miettes et, théoriquement, se vengera sur autre chose que sur la personne aimée, à savoir, moi mais, encore une fois, rien n'est moins sûr. Comment être convaincue de ses sentiments à mon égard alors qu'il me traite comme un cobaye ? Je suis à tendance impulsive et je passe à l'acte avant de réfléchir aux conséquences, que je préfère d'ailleurs ne pas envisager. Par crainte d'ouvrir les yeux sur ce qui m'attend dans le cas où notre relation prendrait une autre tournure, or, si tel était le cas, il se peut que je dise bye bye à mon blondinet, et cette pensée me terrifie, encore plus que celle de finir assassinée. C'est donc ça. Je suis prisonnière d'une relation toxique de laquelle j'ai peur de sortir, parce que j'aime Jules et que je ne veux pas être séparée de lui, encore moins que de le faire souffrir. Cela dit... Je serais tellement plus libre sans lui. La liberté. Même cela m'est interdit.

Entre joies et peinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant