Chapitre 3

5 0 0
                                    

A ma grande surprise, je ne fais pas le moindre cauchemar. Après avoir songé à ma sœur, il est inévitable que je ne ferme pas l'œil de la nuit tant je suis oppressée par la culpabilité. Elle est toujours présente, mais se manifeste particulièrement quand mes pensées se tournent vers Alice. Au bout de presque quatre ans, je ne suis toujours pas parvenue à me débarrasser de mes remords. J'émerge du sac de couchage qu'a bien voulu me prêter Aloïs et marche mollement jusqu'à la cuisine, là où il m'est autorisé de « faire comme chez moi ». Je pique un pot de confiture de myrtilles et du beurre et me coupe une tranche de pain complet, puis m'installe sur la petite table en bois, autour de laquelle sont disposées quatre chaises recouvertes de gravures vernies, représentant des biches, des lièvres et des sapins. C'est surprenant que des êtres vivants propres à la montagne servent de décoration sur une île. J'étais en train de tartiner mon bout de pain avec application lorsqu'un bâillement sonore retentit. J'allais ouvrir la bouche pour saluer le nouvel arrivant lorsque je me trouvai face à face avec le propriétaire du camping... en peignoir. Il a dû omettre la présence d'une jeune fille dans leur logis.

- Oh. Bonjour, me forcé-je à dire, par politesse.

Le barbu ébauche un sourire tordu et prends place à côté de moi. L'odeur forte d'alcool qui émane de son corps me chatouille les narines et me donne la nausée, mais je me retiens de me déplacer à l'autre bout de la table. Je me contente de manger rapidement mes tartines pour échapper le plus vite possible à l'atmosphère gênante qui s'est instaurée entre nous. Sans que je sache pourquoi, mon intuition me dicte qu'il est préférable d'éviter de croiser cet homme bourru.

- Tu t'attendais à voir Aloïs, n'est-ce pas ? Aucune fille ne lui résiste.

La jalousie me pince le cœur et j'ai la nette impression qu'un poignard me transperce le dos. Mais à quoi m'attendais-je ? Moi qui pensais bêtement être la seule qu'il rencontrait lors de ses promenades sur l'île... Sans parler des nombreuses demoiselles du camping qui ont dû mettre le grappin sur lui. Aloïs est-il un garçon à enchaîner les flirts ? Je suis tellement jalouse que je pourrais mordre toute fille qui s'approche de lui. A moins que... A moins que son père ne me mène un bateau. Ce n'est pas parce qu'on est charismatique et beau à tomber qu'on attire les gens comme des insectes. C'est ce que j'espère, en tout cas. Ça peut sembler puéril, mais je veux garder Aloïs pour moi toute seule. Je me fais penser à Gollum. Moooooon précieux.

- A vrai dire, je me risque à avouer, c'est plus le fait que vous ne soyez pas habillé qui me perturbe.

L'homme laisse échapper un rire gras, qui me fait presque peur. Je crois que j'ai trouvé pire que mon propre rire. C'est ce moment que choisit Aloïs pour faire son entrée. Je dois prendre sur moi pour ne pas ouvrir grand la bouche. Les cheveux mouillés, il est revêtu d'un polo kaki qu'il a remonté jusqu'aux coudes (ce qui me permet de contempler ses avant-bras) et d'un short bleu foncé qui laisse dépasser deux gambettes élancées. Une chaîne argentée pend à son cou et ses poignets sont recouverts de bracelets en cuir marron, ce qui, je dois l'avouer, lui administre un charme non négligeable. Il porte des lunettes de soleil, ce qui m'empêche de croiser son regard doré – c'est peut-être mieux comme ça. Tomber de ma chaise devant le père d'Aloïs ne m'enchante guère. Sa démarche est souple et régulière, et ses tongs révèlent une tâche de naissance sur son pied droit. Il est irrésistible. Il me salue d'un beau sourire et s'assieds à ma droite. Je remarque qu'il prend soin d'ignorer son père. C'est peut-être lié à ces cris qui m'ont réveillée à vingt-deux heures (eh oui, je me couche tôt !).

- Tu es sûr que c'est une bonne idée, les lunettes de soleil à l'intérieur ? Raille son père.

Aloïs ne prend même pas la peine de répondre. Il se tourne vers moi.

- Le prochain bateau part dans une heure, dit-il en me volant le couteau à beurre. Tu seras prête ?

Je n'ai aucune envie de partir. C'est au-delà de mes forces. Je suis de nature impatiente, donc je ne pourrai pas attendre sereinement l'année prochaine. Il me faut un plan. Oh ! Je crois que j'ai trouvé.

- Là, tu m'en demandes beaucoup, répondis-je en fronçant les sourcils. Je vais essayer de me dépêcher, mais je ne te promets rien.

Avant de quitter la pièce, j'entends l'alcoolique ordonner à Aloïs de retirer son pull. Porter un polo en été est l'une de choses qui me plaisent chez le jeune homme.

Je range le sac de couchage dans sa housse et le place en dessous des escaliers qui mènent à la chambre d'Aloïs. Lorsque je retourne au salon, il m'attend déjà, tout sourire, posté devant la porte. Mon cœur se serre. Il a l'air heureux de me voir partir. Peut-être que rater le départ du bateau n'est pas une bonne idée, finalement. Peut-être qu'Aloïs ne m'apprécie pas et qu'il ne veut surtout pas que je revienne.

- Bon, eh bien... Balbutié-je lamentablement. Merci pour ton hospitalité.

- J'espère que Jules finira par te laisser tranquille.

Je ris nerveusement.

- Il a plutôt intérêt, marmonné-je. Je... Tu penses que je pourrais revenir te voir ?

- Ce serait avec joie.

Un long silence s'écoule, pendant lequel l'un évite le regard de l'autre. Comme je ne sais pas quoi dire, et surtout parce que j'en ai très envie, je l'attire contre moi pour le serrer dans mes bras. Il me rend mon étreinte, ce qui me soulage. Je vais peut-être lui manquer, pas autant que lui me manquera, mais au moins un peu. Il se détache de moi, et j'essaye de masquer ma déception.

- Au revoir, Aloïs. Evite de te balader en pull l'été, à l'avenir. Tu risques de mourir de chaud.

- Je prends note.

J'ai un aperçu de son sourire avant que la porte ne se referme.


Entre joies et peinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant