4 - Le petit poucet sans cailloux

26 5 0
                                    

  Je me laisse bercer par ce profond silence. Le souffle du vent expire puis inspire sur ma peau. Peu à peu, une odeur de brûlé flotte jusqu'à mes narines. Je retrouve mes esprits et me redresse. Le paysage a radicalement changé. Je ne suis plus là où je me suis évanoui. Un champ de blé s'étend à perte de vue. Le bruissement du vent bat les épis de blé comme il bat l'eau des vagues sur une plage. Les pâturages remplacent le sable fin. Je plisse les yeux. Autour de moi, la lumière vacille. Des épis de blé clignotent entre la couleur et le noir et blanc. Tout porte à croire que je suis à l'intérieur d'un vieux film, piégé sur une pellicule poussiéreuse. Je marche de longues minutes, seul et perdu, au beau milieu de ce champ. Un autre détail cloche. Les sons de mes pas, du vent, le frottement du blé, ils sonnent tous faux. Je finis par comprendre, tout est à l'envers. J'ai l'impression d'entendre un enregistrement, la bande-son d'un magnétoscope qu'on rembobine. Une vague de chaleur cogne l'arrière de ma nuque. Je me retourne et me fige, interdit.

Un homme attend derrière moi. Enfin, un être avec le corps d'un homme. Il est svelte et habillé d'un costume noir, avec une cravate tout aussi sobre. Des chaussures cirées et des gants en soie complètent sa tenue. On dirait le parfait gentleman des années 50, à un détail près: Il lui manque sa tête. À la place, une imposante flamme noire crépite au bout de son cou. Une flamme plus noire que son costume ! Je décortique la silhouette de haut en bas. Étrangement, il ne m'effraie pas outre mesure. Serais-je en train de m'habituer à voir des monstres ? Je décide de briser le silence :

— Qui êtes-vous ?

Ma voix résonne et se répand dans le vide. L'écho aussi est à l'envers. L'individu s'anime, un spasme parcourt ses bras, comme une marionnette dont on commence à tirer les fils. J'observe prudemment la créature. L'intérieur de sa flamme se transforme, d'abord des couleurs, puis des contours, quand soudain, ce sont des yeux, un nez, une bouche qui apparaissent. Ils forment un visage, mon visage ! Loin de disparaître, l'écho de ma voix monte en volume et se métamorphose :

— Êtes-vous qui ?

Je frotte mes oreilles, sidéré. C'est mon visage et mes mots qu'il vient d'utiliser. Est-ce qu'il les a reproduits ou volés ? Comme une sorte de perroquet ? Perdu, je décide de poursuivre cette « discussion » avec lui :

— N-non... moi c'est Chris et... Qu'est-ce que vous essayez de me dire au juste ?

Sans prévenir, sa flamme s'embrase et se répand autour de moi. Je n'ai pas le temps de fuir. Les flammes m'encerclent. Une chaleur étouffante se propage et me provoque des vertiges. Je suis prisonnier à l'intérieur de sa « tête », dans une tempête de flammes noires. Au travers de cet incendie, des images et des sons apparaissent. J'ai l'impression de subir des visions. Madeline crie de douleurs, une feuille d'arbre orange carbonise, un loup géant hurle à la lisière d'une forêt, et enfin moi-même. Une version plus sale et blessée. L'écho de ma voix revient :

— Malo n'est pas Alock et Alock n'est pas Malo.

Je fronce les sourcils. Cette phrase ne fait aucun sens !  Pourquoi est-ce que je dirais une chose pareille ? Le visage de Matt apparaît alors dans les flammes. L'écho reproduit maintenant sa voix :

—  T'inquiète pas, tu vas t'habituer.

Cette fois, je me souviens de cette phrase. Il ne vole pas seulement les mots, il vole aussi les souvenirs ! La chaleur monte d'un cran. Mes vertiges virent peu à peu en acouphène. Ma vision se brouille et déforme l'image de mon colocataire. Un sifflement aigu hurle dans ma tête. Avant de m'évanouir, un cri m'échappe :

— Matt !

Je me réveille avec l'impression de tomber. Mon souffle saccade et le bitume colle à ma peau. Je reprends lentement conscience du paysage autour de moi. Un cul-de-sac entre quatre murs en béton. Je suis seul, allongé par terre, avec le sac que Madeline m'a laissé. Je me redresse et prends une bouffée d'air. Cet endroit est toujours aussi lugubre. Prudemment, j'ouvre le sac de Madeline et jette un œil au contenu. Des plantes, des pierres précieuses, des outils primitifs et un peu d'eau. La phrase de la sirène d'automne tourne dans ma tête: "Essaye au moins de survivre".  A t-elle été une seule fois sincère ? M'a-t-elle aidé par pitié ou intérêt ? Qu'importe, ces histoires ne me concernent plus. Je ne vais pas donner ma vie pour une bague, ça serait ridicule... Une larme coule sur ma joue. Je la chasse d'un revers de la main puis me ressaisis. J'ai quelqu'un d'autre, d'encore vivant et il m'attend. Je dois rentrer chez moi. Résolu, j'enfile le sac sur mes épaules et pars.

Le solstice secret  [Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant