J'ai le sentiment de perdre pied, d'être aux commandes d'un cœur mécanique dont les rouages ont brûlé avant de se congeler. Assis dans l'herbe, j'arpente mes souvenirs. Je remonte deux mois en arrière où je suis sûr de retrouver un peu de chaleur.
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Tout a commencé sur le fil d'Ariane, un pont suspendu en fer rouillé. Des câbles rattachent la passerelle au reste du monde. Ces câbles, le temps les a usés, parfois coupés. À chaque pas, l'armature du pont gémit. Des petits crissements aigus, comme une complainte. Une profonde fatigue paraît immiscée dans l'architecture. La mélodie du vent et quelques oiseaux matinaux perturbent le silence. Moi, je reste muet, stoïque, et je m'approche du rebord du pont. Un fleuve se déverse juste en dessous. Des torrents d'eau se fracassent contre les rives, agités par des rochers, dressés comme des pics hors des flots.
Sans grande énergie, je m'agrippe à un des câbles et grimpe sur la barrière. Le rebord du pont grince sous mon poids. Après quelques mouvements de jambes, je trouve mon équilibre et relève la tête. Un clair-obscur propre à l'aube aiguise les contours du paysage. Je fixe l'horizon, tente de contempler le soleil, à la recherche d'un contre-argument. Petit, mon grand-père me réveillait aux aurores tous les dimanches et m'emmenait marcher en forêt. On admirait le dégradé des toutes premières couleurs du ciel. Dès lors, je pouvais sentir mon corps frissonner de la tête aux pieds. Elles étaient superbes les braises de ces levées de soleil, ces feux dans le ciel, ces teintes tantôt brûlantes tantôt pastels, pleines de rouges et d'oranges formant un arc-en-ciel. Malheureusement, je suis devenu incapable de contempler quoi que ce soit. L'aube reste silencieuse et mon coeur éteint. J'arrive à me souvenir de ce que pouvait ressentir cet autre moi, sans pouvoir le comprendre aujourd'hui.
Seul, résigné, je tangue sur le bord du pont. La chute ne sera pas longue. Je lâche le câble et me laisse tomber vers l'avant. Mon corps bascule. J'entends mon souffle ralentir, les battements de mon cœur marquer les secondes. Un à un, mes membres s'engourdissent. Mon regard se plonge dans les ondulations de l'eau, juste en bas. Les courants érodent les rochers et forment d'effrayants tourbillons. Une fresque d'incessantes spirales dans laquelle la lumière se reflète. Sans savoir pourquoi, mon regard s'attarde sur l'un d'eux et un frisson traverse ma poitrine. Je me surprends à ressentir quelque chose. Aussitôt, une peur viscérale reprend le contrôle. Je tente de me rattraper au câble, mais mes doigts empoignent le vide. Un spasme parcourt mon corps. Je ne veux plus mourir !
Une main m'agrippe et me tire en arrière à la dernière seconde. Mon dos cogne le plancher du pont. Un rideau de formes éblouissantes dansent devant ma rétine. Je reste immobile, soufflé par une tempête de sensations. L'armature du pont crisse dans mes oreilles. Les planches en bois frottent ma peau et une odeur de cannelle caresse mes narines. Une silhouette floue se penche au-dessus de moi :
— Tout va bien ? Bouge pas, j'appelle une ambulance !
Progressivement, la tempête de sensations se dissipe et laisse place à l'amertume. L'idée c'était l'aurore, aucun promeneur, juste un peu de soleil. D'ordinaire, personne ne foule le fil d'Ariane aussi tôt. C'est trop tard. Le vide s'est réinstallé, mes émotions sont retournées se mettre en boule, au creux de mon ventre. Dorénavant, la peur de la mort les surplombe. Elles tremblent à l'idée d'avoir mal. Quel échec ! Il m'a fallu des semaines pour tout répéter dans ma tête. Des nuits entières sans dormir pour enfin craquer. Un temps immense à attendre que la souffrance de vivre dépasse la douleur de mourir. Je vais devoir tout recommencer. La routine enchaînera les coups de marteau, un martelage de brûlures froides dans le corps, jusqu'à retrouver la force de m'échapper. Vide, solitude, silence. Je suis trop lâche pour réessayer, trop épuisé. Je suis condamné à vivre. Tout ça à cause de cet abruti de promeneur ! Ma vue revient lentement et je distingue mon bourreau.
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Le solstice secret [Réécriture]
Paranormal« [...] Pourquoi les monstres se cachent-ils ? Tremblent-ils, eux aussi, dans les placards et sous les lits ? Les cauchemars font-ils des rêves paisibles ? » - Anonyme dans "Testament pour les tisseurs". Lors d'une insomnie, Chris, un jeune homme...