Chapitre 4

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— Par où commencer ?

Je dépose une tasse de tisane fumante sur la table, en face d'Evangéline. Au lieu de m'installer en face d'elle, je vais me poster en face de la fenêtre en serrant ma tasse contre moi, autant pour surveiller la rue que pour fuir le regard de mon amie. Avec mon mal de tête, boire un café ou un thé à cette heure-ci aurait été une très mauvaise idée.
Mes pensées commencent à s'embrouiller, mais je me force à me concentrer. Je dois bien ça à Eva. Après avoir poussé un long soupir et bu une gorgée de tisane – que j'ai manqué de recracher tant le liquide est brûlant – je me lance finalement.

— Je suis une Kamkal. C'est... Un peu comme des humains, mais avec des sens acérés et des... des ailes.
— Des ailes ? Mais tu n'en as pas !

Dans le reflet de la fenêtre, je vois Eva me regarder comme si je lui faisais une mauvaise blague, ce qui n'arrange pas mon malaise.

— Nous pouvons les replier et les camoufler dans notre dos à volonté. Désolée, je préfère éviter de les déplier ici, mon appart est suffisamment en bazar comme ça.
— Okay...

Je la vois boire une gorgée pour reprendre contenance – et le regretter à son tour.

— Et cette histoire de sens acérés ? Et donc cette femme, Miryam, c'en était aussi une ?
— Oui. Les Kamkals ont tous au moins un Sens Phare : ça peut être la vue, l'ouïe, l'odorat, ou plus rarement le toucher. Moi, j'ai la vue, avec la Facette de l'Aigle ; c'est-à-dire que je peux voir de très loin. Comme un aigle, tu comprends.
— Attends... C'est comme ça que tu voyais tout le temps la pendule de l'autre côté du musée, alors ?

Soulagée qu'elle comprenne rapidement, je hoche la tête en me tournant enfin vers elle. Cependant, mes yeux restent fixés sur la tasse qu'elle tient entre ses mains. Je n'ose toujours pas croiser son regard.

— Tu vois, j'ai vraiment un pouvoir magique, je tente de blaguer en souriant.

D'après l'expression de son visage, ma blague n'a pas vraiment fait mouche. Elle est perplexe et je vois bien qu'elle a du mal à me croire. Mais en même temps, elle commence à comprendre certains détails inexpliqués, comme cette histoire de pendule.

— Et vous pouvez avoir plusieurs « Sens Phares » ? demande-t-elle.
— C'est rare, mais oui. On appelle ces Kamkals-là des Siléas.
— Bon sang, vous pouvez pas faire des noms plus simples ? maugrée-t-elle en se frottant les yeux.
— Et nous pouvons aussi avoir plusieurs Facettes pour la vue, je poursuis sans tenir compte de son interruption. L'Aigle, la Mouche, le Serpent...

Je laisse passer un petit instant de silence pour la laisser digérer ces informations. Beaucoup d'autres encore l'attendaient, et je voyais à son visage qu'elle avait déjà du mal à assimiler tout ça. J'en profite pour me risquer à boire une nouvelle gorgée. La tisane est maintenant à température idéale.

— Bon, et toi dans tout ça Emily ? finit-elle par demander. Cette femme a dit que tu la cherchais depuis deux ans ?
— Pas elle exactement, mais...

Je me balance de droite à gauche, en cherchant mes mots. J'allais devoir remonter un peu plus loin pour lui expliquer.

— Comme elle l'a dit, mes parents sont morts il y a longtemps, quand j'étais encore enfant. Après des mois d'errance, j'ai été récupérée par un groupe de Kamkals qui se faisait nommer les « Narques » et qui m'avait promis de chercher la paix entre nous et les Humains.

Incapable de rester en place plus longtemps sans risquer que mes jambes se dérobent, je me décide enfin à bouger pour aller m'asseoir en face d'Eva. Je dois vraiment avoir une mine sombre, car ses interrogations sont balayées par un voile d'inquiétude.

— Ce n'étaient que des illusions. Leur chef souhaitait en fait tout le contraire. Lorsque je l'ai compris, je me suis enfuie.

Une vision fugace d'un homme et d'une enfant apparaît devant mes yeux. Je me demande ce qu'ils sont devenus. Je balaye mes pensées intérieurement ; inutile de les mentionner, je dois condenser les éléments principaux à ma pauvre amie. Elle n'a pas besoin de connaître tous les détails.

— J'ai erré pendant plusieurs semaines, à la recherche d'autres communautés Kamkals qui auraient pour ambition de faire la paix – de vraiment faire la paix. J'ai suivi des pistes jusqu'en France, puis jusqu'en Occitanie, en m'accrochant à tout ce que je pouvais trouver qui mentionnait des humains ailés. Mais comme tu peux le voir, j'ai tourné en rond pendant deux ans.

Je montre les cartes sur lesquelles nous avons posé nos tasses. Elles ne me sont plus d'aucune utilité désormais.

— Jusqu'à ce soir, rectifie Eva.
— Jusqu'à ce soir, je confirme.

Nous buvons une nouvelle gorgée en même temps. Quelque chose a l'air de la tracasser, mais je ne veux pas la pousser. C'est déjà un miracle qu'elle ne m'ait pas traitée de folle avant de claquer la porte.

— Alors cette femme, commence-t-elle lentement. Pourquoi tu ne l'as pas suivie ?
— Pour être honnête... Je ne sais pas. Quelque chose en moi tirait la sonnette d'alarme. Mon instinct me hurlait de ne pas lui faire confiance.

Mes yeux se sont perdus dans le vague.

— C'est vraiment stupide, pas vrai ? je murmure pour moi. Après deux ans à chercher des Kamkals, j'envoie balader la première que je trouve...
— Non, tu as bien fait, approuve-t-elle d'un ton ferme. Elle ne m'inspire pas confiance à moi non plus.
— Peut-être, mais... J'aurais au moins pu aller voir son village dans la montagne Noire – Absolas je crois ?
— C'est ce que tu vas faire ? s'inquiéte-t-elle.
— Je ne sais pas, je réponds en me frottant les yeux. J'ai besoin de temps pour réfléchir, et toi pour...
— Pour encaisser tout ça, termine-t-elle. Ça fait vraiment beaucoup à assimiler, Emily. On dirait vraiment une histoire inventée à dormir debout, et n'importe qui te prendrait pour une folle.

Je baisse le regard. Évidemment, à quoi je m'attendais ?
Une main se pose alors sur la mienne, et je relève aussitôt les yeux pour les plonger dans ceux d'Emily. J'y trouve ce même éclat au fond des pupilles, un léger amusement accompagné de détermination. Aussitôt, je sens une vague apaisante partir de ce contact sur ma main et se répandre dans tout mon corps.

— Mais quelque chose me dit que tu me racontes la vérité. Mon instinct à moi aussi. Et il m'a très rarement trompé. Je ne te laisserai pas tomber.

Je sens mes yeux s'embuer de reconnaissance.

— Merci, Eva...
— Ne me remercie pas trop vite ; j'ai l'impression que mon cerveau va exploser sous toutes ces infos.
— Et moi donc, je baragouine en me frottant de nouveau les yeux. On devrait aller dormir. Tu peux prendre mon lit – la chambre est au fond du couloir, en face de la salle de bain – je dormirai sur le canapé.

Et sans écouter ses protestations, je vide ma tasse froide en quelques gorgées avant de me jeter dans ledit canapé. Quelques instants passent pendant lesquels j'ignore superbement Evangéline qui finit par capituler. Je l'entends à peine me dire bonne nuit avant que la lumière ne s'éteigne et qu'elle sorte de la pièce, pendant que je suis emportée par le sommeil.
Je sens que demain sera une longue journée.

Les Ailes d'Émeraude - ProphétesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant