Première soirée

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Rose courut chez elle. Tout du moins, elle était tellement heureuse qu'elle avait l'impression de flotter sur un nuage qui l'aurait emmenée dans sa modeste chaumière. Il est vrai que Monsieur et Madame De Soirelles avaient été très froids à son égard, limite insultants, mais qu'importe ! Elle allait avoir un travail et un salaire fixe, et par-dessus le marché, elle allait quitter sa mère. 

Rose était au comble du bonheur. Elle poussa la vieille porte de son humble demeure qui lâcha un soupir grinçant. Sa mère était déjà là, assise sur leur unique chaise, ses mains sur la table dont il manquait une patte, le regard perdu dans le vide. Étrangement, elle ne semblait pas ivre et ne puait pas l'alcool. Quand elle vit sa fille, elle hocha la tête :

- J'ai appris qu'un dom'stique des Soirelles était v'nu ?

— Oui. Y m'ont proposé d'travailler pour eux.

— Pour eux ? Qu'est-que tu f'rais pour eux ?

— Je s'rai la bonne des z'enfants. 

Marthe fut tellement surprise qu'elle ouvrit une bouche si grande que Rose crut qu'elle allait se décrocher la mâchoire.

-  Bonniche ? t'serais bonniche ? s'écria-t-elle, incrédule.

— Ben qu'oui. 

Cette nouvelle n'avait pas l'air de lui faire plaisir.

- C'est un bon état que c'lui d'bonniche, argumenta Rose. J'vais avoir du pain, un toit, pis j'm'f'rai quat'sous, pis au moins ça s'ra toujours mieux qu'couturière.

— Ben oui, j'dis pas l'contraire. Mais... pour les Soirelles... 

Rose pencha la tête, elle ne comprenait pas.

-  Ben quoi ? demanda-t-elle.

— Bah, paraît que leurs enfants sont d'sacrés chameaux !

— Pas Louise, elle est gentille, Louise.

— J'te parle pas d'elle, mais des deux autres, là... Les jumeaux...

— Mina et Jules ?

— V'là ! Mina et Jules... C'deux gamins ont l'diable aux fesses. Deux gr'dins qu'on peut rien en faire !

— J'n'en sais rien, moi. P't'être ben qu'oui, p't'être ben qu'non. On v'ra sur place. Elle a des z'airs, Mina, mais p't'être que c'juste un air.

— Moui, moui, hasarda Marthe, peu convaincue. C'est une gr'dine. Écoute-moi, va, j'va t'donner un conseil. L'seul d'ma vie, tiens ! Méfie-toi d'eux.

— Ben, j'f'rai attention.

— Et r'nie point tes origines ! N'en aie pas honte !

— Ben qu'non, pou'quoi j'en aurai honte ?

— On sait jamais. D'ailleurs, t'en auras combien par jour ?

— Soixante-quinze centimes.

— Soixante-quinze ? s'indigna Marthe.

— Ben qu'oui. J'n'ai jamais été bonniche, faut qu'j'fasse m'preuves, j'serais p't'être augmentée à c'moment. Pis, faut pas qu't'oublies que je s'rai nourrie, logée, blanchie.

— Ouïch ! Et tu m'oublieras pas non plus, faut ben que j'mange et paie la maison, j'pourrai pas toute seule.

— J'pourrai ben te donner une bonn'partie. Mettons, cinquante centimes, comm'ça, si j'dois faire des dépenses, j'aurais des sous d'côté.

— C'est bien, ma fille. T'es p't'être pas belle, ni intelligente, mais au moins, t'es pas ingrate, c'est d'jà ça ! 

Rose sourit. Malgré la rudesse de sa mère et ses coups, elle pouvait percevoir un certain attendrissement à son égard. Cet amour, elle le sentait particulièrement quand Marthe était sobre, ce qui était très rare. D'ailleurs, sa mère ne la frappait que lorsqu'elle était sous l'emprise de l'alcool. D'où venait ce goût pour la boisson ? Rose tenta de se le rappeler. Il y a longtemps, son père rencontra sa mère, aux champs. Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre, se marièrent rapidement et s'installèrent dans une petite ferme. Marthe était très heureuse et fut enceinte. Elle donna naissance à une petite fille qu'elle nomma Rose. Malheureusement, ce bonheur fut de courte durée : une fièvre typhoïde emporta son mari qui mourut quelques semaines après l'arrivée de Rose. C'est à ce moment-là que Marthe tomba dans la boisson. Pour oublier son amour perdu. Le chagrin était tel qu'elle devait se soûler pour survivre. Aussitôt, la famille tomba dans la déchéance. Elles durent quitter la petite ferme et s'installer dans cette modeste demeure qui ne fut pas entretenue et tomba peu à peu en ruine. Au début, Marthe travaillait aux champs mais son addiction la rendait peu à peu folle. Elle fut renvoyée et Rose dut travailler dès ses dix ans pour qu'elles puissent subsister. 

LisabethOù les histoires vivent. Découvrez maintenant