Détour chez les De Soirelles

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C'était l'heure de la collation. La famille De Soirelles s'était réunie dans la salle à manger où des domestiques avaient apporté des compotes, des tasses de chocolat fumant, quelques biscuits secs ainsi qu'un panier de fruits frais.

Madame Claude De Soirelles, image vivante de l'élégance à la Parisienne dans sa campagne Jurassienne, attendait qu'une servante lui épluchât sa pêche pendant que celle-ci buvait à petites gorgées son chocolat chaud, le petit doigt en l'air, la mine dédaigneuse et hautaine. Son mari, François De Soirelles, digne homme plutôt fluet mais ô combien gonflé d'orgueil, examinait un message qu'il venait de recevoir par un exprès. Il haussa un sourcil et se mit à ricaner.

- Ma foi, ma chère, c'est fameux ! Une dizaine d'ouvriers se sont mis en grève dans mon usine de corsets à Orléans ! Ils osent refuser de travailler !

— Vraiment ? s'enquit sa femme avec une mine méprisante. Et en quel honneur ? Qu'ont-ils la prétention de réclamer ?

— De meilleures conditions de travail ! Entendez-vous, ma mie ? De meilleures conditions de travail ! C'est à mourir de rire !

— Ces pauvres sont d'un culot ! siffla leur fille Mina en secouant la tête.

— Qu'allez-vous faire, mon cher ? Allez-vous céder à leur arrogance ?

— Certainement pas ! Pour qui me prenez-vous ? s'emporta François en tapant du poing sur la table. Ils refusent de travailler ? L'affaire sera simple ! 

Monsieur De Soirelles se tourna et fit signe à un domestique d'approcher.

- Michel, commença François, vous allez écrire... Vous savez écrire, n'est-ce pas ?

— Bien sûr, Monsieur, répondit le domestique, piqué.

— Oui, certes. Vous allez répondre à ce message de la manière suivante : "Que les grévistes soient chassés immédiatement de l'usine. Embauchez de bonnes gens qui puissent les remplacer."  Quand vous aurez terminé cette missive, revenez vers moi pour que je la signe, vous la donnerez ensuite au messager qui se trouve dans le vestibule. 

Michel s'inclina et disparut.

- Ces gueux me donneront toujours du souci, soupira le patriarche en s'épongeant le front.

— Voyons, mon cher, ne vous donnez pas cette peine pour eux. Vous avez la bonté de leur donner un doigt et ils veulent le bras en entier... Ce ne sont que des ingrats.

— Oui, certes. Et cette grande sotte de Mélanie qui nous a lâchés cette semaine... Grand Dieu, que de tracas !

— Elle ne valait pas grand-chose, grommela Mina en fronçant le nez.

— Il est vrai qu'elle n'était guère dégourdie.

— Il nous faut trouver quelqu'un d'autre, mon ami. Il m'est pénible de partager ma femme de chambre avec les enfants, et la bonne de Louise, Esther, n'est qu'une sotte qui ne sait pas faire deux choses à la fois.

— À ce propos... commença Louise.

Tous se tournèrent vers elle. Louise était une jeune fille peu bavarde et assez renfermée sur elle-même. Ses rares prises de parole suscitaient toujours une certaine surprise au sein de sa famille. Les deux paires d'yeux bleus de sa mère et de sa sœur se braquèrent sur elle tandis que les yeux noisette de son père la dévisagèrent avec curiosité, comme s'ils prenaient soudainement conscience qu'elle était présente parmi eux. Cette attention la mit fort mal à l'aise. Manquant de courage, elle but lentement une gorgée de jus d'orange, ce qui fouetta ses sens.

LisabethOù les histoires vivent. Découvrez maintenant