Voilà trois mois entiers que je ressens un néant qui me déchire les tripes, qui s'installe en moi, qui me pèse sur les poumons. Comment est-ce que Diable quelque chose qui est dénué de tout poids, de toute espèce de physionomie peut-il me tourmenter à ce point ?
Eh bien, je n'ai pas la réponse à cette question. Mais je l'imagine, grimpant en moi, me rongeant, me donnant l'impression de mourir à petit feu. La plus banale des conversations devient une misérable cacophonie et lorsque ma femme me fait l'amour, je ne tire plus aucun plaisir à m'enfoncer dans son ventre. Au contraire, je n'en tire plus que de la souffrance.
Me suis-je lassé de ces petits plaisirs au point où je ne puisse plus en ressentir le moindre sentiment positif ?
Je ne ressens plus rien pour ma femme, ni pour notre unique enfant. Aussi, lorsqu'il l'a tuée sous prétexte qu'une divinité -dont le nom m'échappe- lui en a donné l'autorisation, je suis resté froid. Ca ne m'a pas atteint. Je sais que celui que j'étais avant aurait piqué une colère, aurait renversé la maison, aurait tué son propre fils pour sauver sa femme. Mais je l'ai regardé faire. Et le Vide a pris du plaisir et m'a allégé.
Avant, j'aimais mon métier. J'étais journaliste, depuis plus d'une décennie. La dernière affaire sur laquelle j'ai travaillé avec cette curiosité qui m'est propre, cette curiosité qui m'aurait fait tuer un pauvre innocent pour l'assouvir, c'est une affaire de meurtre. Un jeune fils de bonne famille a décidé qu'il était temps de "retourner en Enfer, là où les Démons s'adonnent aux plaisirs de la chair, les plaisirs interdits". Après ça, toute l'Eglise a été prise en grippe, car s'il y a extrémisme Satanique, il y avait avant extrémisme Chrétien. Et puis, cet enfant n'était rien qu'un garçon malade. Comme le mien.
Il y en eut plein d'autres, des affaires similaires, par le passé. Un certain Tobias Wellington -dont j'espère ne pas avoir écorché le nom- avait exposé ses tableaux avant-gardistes (que certains décrivaient comme Satanistes, ou oeuvres des Démons) au plus grand lieu d'exposition du monde. Plein de personnes ont vu ces tableaux, et, depuis, ce qui serait une épidémie de reflexion sur la condition de l'homme contemporain, se transmet. Mais voilà, certains, comme mon fils, tombent malades et deviennent les envoyés du Malin. Mais en fait, personne ne sait si c'est son oeuvre ou l'oeuvre de quelque chose d'autre, quelque chose qui nous dépasse. Comme le Vide. Le Vide, ce n'est pas juste Satan qui veut nous faire plonger dans les entrailles de l'Enfer. Non, le Vide, il aspire mon énergie, tout ce qui fait que je suis moi. Il le prend et le transforme en Vide. C'est pour cela que ça grandit. Et ça m'est complètement égal.
Quelquefois, j'attends la douleur. Parce qu'elle est une preuve que j'existe encore. J'ai l'impression de regarder ma vie s'écouler à travers les fenêtres que sont mes yeux. Et la douleur, elle me fait prendre conscience de mon corps, le temps d'un instant. Le Vide a pris ma place. Mais Il n'a pas l'air de vouloir me faire du mal. Il veut juste me remplacer. Et c'est tant mieux, je n'étais Rien. Et pourtant, j'étais attaché à ce Rien. Mais c'est mieux pour moi, il est plus intelligent, le Vide. Je le sens. Le Vide, Il a une conscience dont il n'a pas conscience. Alors que moi, j'ai une conscience dont j'ai conscience, ce qui m'ôtait tout plaisir à vivre ! J'aurais dû me contenter de ce que j'avais et ne pas me poser de question ! Il se contente de faire ce qu'il doit faire : me remplacer. Il ne pose pas de question. Il sait.
C'est Lui qui me pousse à prendre mon fils, ses deux yeux ayant été remplacés par deux trous béants, et de le découper en morceaux. C'est Lui qui me pousse à profiter de la chair de ma femme déjà froide, que c'était bon ! C'est Lui qui me pousse à la découper, elle aussi, et à la faire mijoter dans une casserole. Sa chair nourrira la mienne et nourrira le Vide, qui se régale et me donne envie de plus.
Ce que je comprends, mais trop tard, c'est que le Vide, c'est le Mal. Et avant qu'il ne prenne possession de moi, il me sourit, ce monstre tentaculaire. Amas d'encre et de tentacules, le Noir absolu, le Chaos par définition. C'est bien Lui. Mais c'est trop tard. Il est en moi. C'est Moi le Mal, à présent.
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