Un tigre s'est noyé dans mon verre. En ce soir de juin, le vin rouge coule comme le sang lors de la Saint Barthélémy. Mais ce n'est ni le vingt-quatre août, ni la commémoration d'un quelconque massacre. Je ne sens que le frisson vertigineux de la nuit, un vent de liberté semble souffler. Mon cœur martèle violemment ma cage thoracique, se prend-il pour un oiseau ? Il ne pourra jamais s'envoler, s'éloigner sans pouvoir m'emmener. Un pas de plus loin de cet amour à sens unique, j'aimerai l'entendre pleurer et me supplier de faire demi-tour. La vérité est que l'ivresse de la jeunesse lui a déjà fait oublier mon prénom...
Juin deux mille vingt-deux, dix-huit ans et six mois après ma naissance. La lune éclaire mon ciel plus souvent que le soleil. Je frotte une énième fois mes paumes moites contre ma jupe à fleur. Je ressemble à ce cliché de petite fille sage, ma médaille de baptême se balance autour de mon cou alors que je me penche en avant. La Saône ne coule pas dans le bon sens, étrange phénomène. Je descends sur les quais pour voir de plus près, essayer de me noyer par le regard, puisque mon âme n'arrive pas à reprendre son souffle. Je mets mon téléphone en mode Avion, je préfère imaginer recevoir un message, plutôt que vérifier si c'est le cas toutes les dix secondes. Je marche, droit devant moi, vers Confluence, vers la rencontre du Rhône et de la Saône. L'odeur des tilleul m'enivre, cela à toujours été synonyme de vacances pour moi. Un pas après l'autre, je m'enfonce un peu plus en mon être. Des souvenirs me reviennent, des mots et des phrases, de lui surtout, et aussi d'autres.
Juin, mois des partiels et des vacances. Mes amis sont partis loin de moi, et la solitude existentielle qui m'habite crie en moi plus fort que jamais. Je sens un larme rouler le long de ma joue, suivit par tellement d'autres que je ne pourrais les compter. J'avance toujours dans cette semi-obscurité, éclaircie par quelques lampadaires. Cela remonte à longtemps, mon amitié avec les ténèbres bienveillantes de la nuit. Dans ce moment suspendu entre le rêve et la réalité, j'ai l'impression d'être une magicienne, telle Circé, ou une sorcière, de celle, qui retire élégamment la vie et la donne. A l'idée des origines millénaires de la vie, je me sens défaillir légèrement. Je me suis assez égarée, il est temps de rentrer.
Le tram s'arrête devant moi, il ne m'a fallut que quelques minutes d'attentes. Épuisée, je m'assois à la première place entrant dans mon champ de vision.
« Mademoiselle ? »
La voix qui m'interpelle doit venir d'outre-tombe pour grincer ici. Elle a une odeur de poussière et de toile d'araignée. Je lâche le paysage des yeux pour me retrouver nez-à-nez avec trois petites vieilles. Elles sont vêtues de la même façon, d'un habit si sombre qu'il absorbe la lumière. Une file, la deuxième enroule se même fil et lorsque la troisième le coupe, il se désintègre et un autre le remplace.
« Bien, maintenant que nous avons toute votre attention...
- Elle nous connaît, fait remarquer la Fileuse.
- Évidemment, reprend l'Enrouleuse. Sinon elle ne serait pas ici.
- Je ne fais que prendre le tramway pour rentrer chez moi, murmurais-je. Que pourrait me vouloir les Moires ? »
Celle à côté de moi coupa un autre fil et fit un petit bruit étrange à l'entente du nom.
« Voilà bien longtemps que l'on ne nous avait pas appelé ainsi, remarqua-t-elle.
- Jeune femme, reprit la Fileuse, selon les règles de cet Univers, tu ne devrais pas rentrer chez toi ce soir.
- Mais voilà le problème, marmonna l'Enrouleuse. Tu es montée dans le même transport qu'une personne devant absolument vivre.
- Il faudrait donc que tu meurs sur le chemin du retour, conclut la dernière. Soit en changeant de transport, soit d'un arrêt cardiaque par exemple... Tu pourrais aussi te faire écraser. Cela serait le plus simple. »
Je restais interdite un instant. Venaient-elles me demander de me livrer à la Mort ? Sans en connaître la raison ?
« Pourquoi dois-je mourir ? »
Elles se jetèrent des coups d'œil, évaluant leur marge de manœuvre.
« L'ignores-tu réellement ? M'interrogea la Fileuse. Ne sais-tu donc pas ce que tu as fait ? »
Elle désigna mon verre d'un signe de tête. Mon verre oublié dans ma main, je devais être vraiment alcoolisée pour oublier quelque chose que je tenais. Le vin était écarlate, le ballon reflétait parfaitement la lumière, donnant un bel aspect à son contenu. Je le scrute, cherche le problème et quand je le saisis, l'air s'enroule autour de moi pour m'étouffer.
« Je l'ai libéré. »
La Moire muette jusqu'à présent hocha la tête. Le monde se tinta de gris et dans la nuit épaisse passe un éclair orangé.
« Il te faut mourir. »
Je fis tourner une dernière fois mon verre avant de le boire d'une traite. Vivre sans lui, était-ce vraiment vivre ? La mort ne serait-elle pas un soulagement ? Leurs regards lourds tombèrent sur mes mains quand, d'un geste vague, je retournai ma coupe. L'éclat orangé revint se nicher au creux du verre.
« Le tigre est de nouveau prisonnier. Je n'oublierai pas de le garder enfermé.
- Tu ne peux-
- Je peux et je fais, car je ne crois pas aux chimères que vous êtes. Ma vie est mienne. »
Leur fuseau disparut et les yeux ronds, elles roulèrent comme des billes. Le tonnerre gronda, la houle se souleva et apaisée, j'eus de nouveau l'esprit assez clair pour observer mon tigre. Lui, un peu comme mon ombre, jamais ne m'échappera totalement. Et dans l'ivresse d'un souffle, j'oubliais les sentiments qui m'avait égaré.
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La Carillonneuse - Recueil de nouvelles
Short StoryAsha inspira, l'air s'engouffra dans ses poumons. Ce n'était plus une simple légende, c'était sa réalité. Et sur ce constat, elle expira.