La courbe de son visage s'élançait à l'infini dans ses rêves. Elle le voyait, croyait le voir, avant qu'il ne s'efface. Elle tendait la main pour l'effleurer, mais elle ne caressait que la brume. Il était parti depuis si longtemps, que seul ses songes lui remémoraient son odeur. Même après cinq ans, chaque nuit il était là à l'attendre. Encore une fois, elle fit un pas vers lui, éclairant ses traits pendant un instant. Puis, comme un mirage, il se déroba.
Le temps se balançait doucement, comme un chat paresseux contemplant le monde sans en faire partit. Emilie n'y prêtait plus attention, prisonnière à moitié d'un monde qui n'existait pas. Cependant, c'était son monde. Les coquillages pendaient sur des fils, décorant joliment sa fenêtre. Elle y emmêla ses doigts, perdue dans une idée. Une larme roula sur sa joue. Elle effaça sa course d'un revers de manche. Tout finissait par disparaître, les hommes devenaient des ombres et les blessures des cicatrices. Elle lâcha les coquillages et quitta les brumes de sa nuit pour rejoindre le monde réel. Là-bas non plus, il n'y serait pas.
Les nuages rendaient l'atmosphère menaçante. Les vagues venaient s'écraser sur la plage, avec un peu plus de violence à chaque fois. Quand il avait changé de ville, ils avaient pu contempler ensemble ce paysage. Un sourire fugace étira ses lèvres quand elle se souvint de lui. Il lui avait demandé si elle ne s'était pas sentie seule après avoir quitté Lyon, tant de mois auparavant. Elle lui avait répondu que non, et puisque le hasard faisait bien les choses, elle ne l'était pas restée très longtemps. Il était venu jusqu'à elle. D'un soupir, elle chassa le mirage de sa main sur la sienne et reprit sa route. Les nuages n'avaient rien de menaçant, elle les connaissait.
Elle se glissa dans une ruelle sombre, sans un mot, sans un geste brusque, elle s'évapora de ce monde. Peu de passages existaient entre ce monde et celui des Rêves. Elle rabattit la capuche de son sweat-shirt et se faufila entre les merveilles, les monstres, les assassins et autres créatures d'une autre réalité. Elle aurait pu se noyer dans ce monde pour oublier la vérité qui hantait ses nuits. D'un léger coup, elle toqua à la porte de la librairie et entra sans plus attendre. Trop de politesse valait mieux que pas assez dans un monde qui n'était pas le sien. Elle serra fortement son médaillon d'une main, sans lui elle ne pourrait être ici.
« Que pourrais-je pour vous aujourd'hui mademoiselle ?
- Seulement un nouveau livre pour oublier. »
Le vendeur, un vieillard qui n'en avait que l'apparence, sembla attristé par cette réponse. Cinq ans qu'elle venait, demandait à oublier grâce aux plantes, à la magie ou d'autres bêtises. Elle n'y croyait pas. Elle ne croyait même pas au monde dans lequel elle se trouvait. Tout avait perdu sens pour la jeune femme. Qu'était la vérité ? La réalité lui paraissait relative. Si elle avait pu, elle aurait couru des milliers de kilomètres, aurait atteint le bout du monde et aurait jeté par-dessus bord tous ses souvenirs de lui. Peut-être qu'elle serait ainsi sauvée de la folie dans laquelle elle sombrait lentement. Mécaniquement, elle détacha ses cheveux, se recoiffa et les rattacha. Le vieillard lui tendit un livre quelconque. Un de plus, qui ne servirait à rien.
« Vous allez finir par disparaître totalement à ce rythme.
- Je sais, souffla-t-elle simplement.
- Le hasard fait bien les choses mademoiselle, ce livre est mon dernier espoir vous concernant. Après cela, rien ne vous attendra ici. Vous êtes à la fin de votre voyage.
- Je ne crois pas au hasard.
- Vous n'y croyez plus, corrigea-t-il, pourtant, c'est par hasard que vous avez réussi à arriver jusqu'ici, cinq ans de cela. »
Acquiesçant simplement, elle déposa quelques pièces sur le comptoir et s'éclipsa. Elle irait ailleurs s'il n'avait plus rien à lui proposer. Sinon, elle se retrouverait seule face aux vagues, aux souvenirs et aux nuages. Elle redeviendrait sable et jamais, elle ne pourrait revenir à son état d'origine.
Emilie était née à la campagne. Elle avait eu une vie banale, se promenant entre les fleurs et se battant avec ses frères pour un oui ou un non. Elle était de ces filles peu féminine, plus intéressée par les insectes que part les parfums, les robes et les histoires de cœur. Pas qu'elle ne tombait pas amoureuse, mais elle se lassait si facilement qu'elle abandonna ces amourettes pour la grande ville. Elle en aima les charmes et les travers, s'y fit des amis plus proches, toujours plus proches. Elle avait en elle un vide si grand de solitude, un gouffre sans fond, qu'elle cherchait toujours à le comblait par l'amour des autres. Elle donnait si facilement le sien, espérant qu'un jour la brèche serait colmatée. Mais rien n'y faisait, elle finit par le comprendre et l'accepter. La solitude était une constante dans la vie de tous et chacun. Le hasard avait juste voulu que cela lui fasse plus mal qu'aux autres. Ainsi, la vie était faite. Elle ne renonça pas à aimer pour autant. Mais comment concilier les deux ? Ses ténèbres la rongeaient petit à petit. Jusqu'à qu'il arrive dans sa vie. Elle l'avait ignoré, avant de sympathiser et d'aimer. Puis elle avait renoncé, était partie en exil pour l'oublier. Sacrifiant au passage tout ce qu'elle avait construit. Tout était bon pour oublier son sourire, même si cela agrandissait la brèche. C'était dans ses remous d'idées noirs qu'il était réapparu. Elle s'était dit que la vie était bien faite. S'il était là, il ne pouvait que lui être destiné. Pas qu'elle croit à ses idioties, mais il était là. Et si c'était un hasard, comme il le prétendait, alors elle voulait bien y croire. Un instant il était si proche qu'elle aurait pu l'embrasser, et l'instant d'après, il avait disparu, ne laissant que le médaillon, le froid et cette errance qui était la sienne.
La journée avait été longue. Comme toujours, commenta-t-elle en elle-même. Tout était long, le temps était lourd, s'égrenant lentement. Elle ouvrit le livre au milieu de la foule qui ignorait son existence de nouveau. Sans son métier pour l'ancrer, cela aurait fait bien longtemps qu'elle aurait dérivée vers les nuages. Elle ne releva son nez de sa lecture que quand le tramway passa le long de la baie. Le soleil se couchait et soudainement, elle se dit qu'elle pouvait rentrer. Elle avait guéri. Elle fronça les sourcils, contempla le livre dans ses mains et le retourna dans tous les sens. Rien n'expliquait cette pensée irréelle. Le monde reprit ses couleurs, les gens reprirent de la place autour d'elle. Elle observa ce monde qu'elle avait connu renaître, puis baissa de nouveau les yeux. C'était elle qui était devenue un nuage, transparente. Elle frissonna et sauta précipitamment du siège. Sans consistance, elle put traverser les murs métalliques du tramway. Paniquée, elle chercha une explication autour d'elle. Mais il n'y avait que le vent et les vagues.
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La Carillonneuse - Recueil de nouvelles
Short StoryAsha inspira, l'air s'engouffra dans ses poumons. Ce n'était plus une simple légende, c'était sa réalité. Et sur ce constat, elle expira.