Partie 1

29 3 3
                                    

    Le choc est violent, le bruit assourdissant. Secouée dans tous les sens, elle finit à moitié ensevelie. Seule sa tête brune dépasse du tas d'immondices. La benne à ordures recule en faisant aller son signal sonore insupportable.

    - Ok, les gars, c'est tout pour aujourd'hui !

    Le centre de stockage des ordures se vide. Tout le monde rentre chez soi. La poupée aimerait aussi s'en aller, elle aussi. Mais elle ne peut pas, elle est coincée. Et même sans l'être... elle ne sait pas bouger. Ce n'est qu'une poupée rembourrée.

    Le soir tombe, les nuages se font menaçants, bientôt il fera nuit et tout deviendra noir.

    La toute première fois qu'elle s'est retrouvée dans le noir, Lulu n'avait pas peur. Elle ne comprenait encore rien. Puis elle a passé plusieurs jours parmi ses sœurs jumelles. Même quand le magasin où elles habitaient fermait ses portes, Lulu n'était pas seule, alors tout allait bien. En journée, les enfants et les adultes passaient dans le rayon, s'attardant, observant. Les yeux brillants des enfants, fous d'excitation l'amusait beaucoup. Bientôt, je participerais à leurs jeux, pensait-elle enthousiaste.

    Jusqu'au jour où une grand-mère s'est arrêtée devant sa boite en plastique. Son visage fripé était scrutateur, presque inquisiteur. Puis elle a attrapé la boite de Lulu et l'a retournée dans tous les sens. Analysant la fabrique du tissu à travers le plastique protecteur, la rougeur des joues, ses deux tresses rousses tombant de chaque côté de son visage rond, ses deux yeux en perles vertes, sa petite robe rouge en salopette, ses mains en boule sans doigt. Lulu avait bien cru voir sa dernière heure arrivée. Si elle avait pu, elle aurait vomi tout son rembourrage de coton, tellement ça tanguait.

    Lulu soupire intérieurement à ce joyeux souvenir, comparé à sa situation présente...

    Le voyage jusque chez la vieille n'avait pas été de tout repos. Elle avait même laissé tomber la boite sur le palier devant son appartement et Lulu avait dévalé les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée ! Morte de peur, Lulu se demandait quelles horreurs l'attendaient encore. La semaine qui avait suivie fut pourtant d'un calme olympique. La grand-mère n'avait pas ouvert sa boite et l'avait déposée en évidence sur le buffet du salon. La vieille s'installait tous les jours dans son fauteuil – le seul – et tricotait des vêtements pour poupée. Pendant que ses mains travaillaient avec une habileté étonnante pour son âge, elle racontait toutes sortes d'anecdotes à Lulu. La poupée en question fut donc informée de son avenir : elle allait être offerte à la petite fille de cinq ans de la grand-mère. Celle-ci lui confectionnait tout un petit coffre de vêtements de rechange pour que la petite puisse s'amuser. Les yeux de la vieille se perdaient dans la vague mais brillaient tout autant que ceux d'un enfant à une veille de Noël.

    Lulu fut rassurée, elle commença même à rêver de ses heures de jeux avec la petite fille dont le portait était accroché au mur en face d'elle. Malgré elle, la petite Lulu s'était également prit de sympathie pour la grand-mère revêche aux premiers abords mais si généreuse. Si elle avait pu, elle aurait rit quand celle-ci cherchait ses lunettes dans tout le salon alors qu'elles pendaient à son coup, retenues par un collier de perles. Elle aurait voulu lui pointé du poing l'endroit où se cachait son crayon lorsqu'il roulait entre les pages du magazine à mots croisés.

    Puis était venu le samedi matin fatidique. Grand-mère avait descendu Lulu de son trône pour l'emballer. Comme si elle comprenait les inquiétudes de la poupée, elle lui avait parlé tout au long du processus de sa voix trainante mais si douce :

    - Il va faire un peu noir, mais ce n'est que pour quelques heures. Cet après-midi, Charlotte va ouvrir tous ses cadeaux.

    La vieille avait attrapé son papier collant et déroulé un morceau.

    - Je lui tendrai le mien en premier pour que tu sortes vite, avait-elle ajouté avec malice. Tu vas voir, elle va t'adorer !

    Lulu avait donc passé les heures suivantes dans un noir tout relatif. La lumière passait à travers le papier bleu, ne laissant deviner que des ombres grotesques. Lulu devinait aux sons. Le trajet en voiture et les exclamations de grand-mère quand des sauvages lui coupaient la route. L'accueil des parents quand elle sonna chez sa fille. La voix d'une gamine avait alors retenti, et grand-mère l'avait appelé « Charlotte ». Ca y est, elle est là ! s'était excité Lulu qui ne tenait plus en place dans son étroite boite.

   Lulu dut supporter les rires et les conversations sans pourvoir participer, entassée parmi les autres cadeaux sur la table du salon. La chanson du « Joyeux anniversaire » s'était élevée avec force. Même Charlotte avait chanté. Puis était venu – enfin ! – le moment tant attendu. Le déballage des cadeaux.

    Comme promis, grand-mère avait poussé le paquet contenant Lulu vers la petite pour qu'elle la délivre enfin de ses entraves en plastique. L'enfant avait ri de plaisir en déchirant le papier, dévoilant au grand jour une Lulu souriante et heureuse.

    Mais quand elle posa son regard sur le visage de Lulu, son grand sourire éclatant avait disparu peu à peu. Les bras de Charlotte étaient retombés, dépourvus de tout son entrain. Le silence s'était fait dans la salle pendant une fraction de seconde. Puis Charlotte avait sourit à nouveau et tirant sur la languette en carton pour sortir Lulu. Sa maman avait défait les liens pour que la petite ne se blesse pas et avait tendu Lulu à sa nouvelle propriétaire.

    Lulu rêvait de cet instant depuis sa création. Ce rêve nourrit par les histoires de grand-mère à propos de Charlotte n'avait fait qu'accroitre ce désir d'être la partenaire de jeu de l'enfant. Mais le sourire de la petite n'était plus le même, plus aussi franc et sincère qu'avant qu'elle ne découvre Lulu. Un sourire, forcé, crispé, probablement juste pour faire plaisir à sa grand-mère.

    La poupée se retrouva vite mise sur le côté, dans le recoin du siège dans lequel Charlotte était assise, écrasée entre les coussins. S'en suivit l'ouverture du « coffre à vêtements et accessoires » made in Mamie. Toujours le même faux sourire...

   Lulu ne se souvient pas de la suite de la fête, elle a tout refoulé, enfermé dans son chagrin de ne pas avoir droit à toute l'attention qu'elle souhaitait. Jusqu'à ce que grand-mère soit venue la sortir de son coin pour l'installer sur la table. De nombreux invités étaient déjà partis.

    - Là, ce sera toujours mieux qu'écrasée, avait-elle dit avec un doux sourire.

    Elle avait tapoté la tête de Lulu dans un adieu silencieux puis s'en alla pour de bon.

    Peut-être savait-elle déjà le destin qu'attendait Lulu dès qu'elle aurait le dos tourné. Mais elle n'avait rien fait pour l'en empêcher.

    Les mois suivants, Lulu était restée sur une étagère à prendre la poussière, tout comme ses vêtements de rechangent qu'elle aurait voulu essayer un jour. Puis la famille était partie en voyage pour les vacances d'été. Et Lulu était resté là, incapable de profiter de sa liberté. A leur retour, maman avait insisté pour que Charlotte fasse un tri de ses jouets avant de retourner à l'école maternelle. Pour son plus grand désespoir, Charlotte avait commencé par l'étagère de Lulu et avait attrapé sans vergogne la pauvre poupée. Elle l'avait dévisagée un moment. Il n'y avait pas l'ombre d'un sourire sur ce pourtant si joli visage.

    - J'avais demandé la SuperWoman avec sa robe de bal qui se transforme en costume de justicière... Mamie n'y comprend rien du tout à la mode !

    Charlotte avait enfuit Lulu dans un sac poubelle d'un geste rageur, rapidement suivit par la boite de tricots. Dans la chambre n'était restés que les jouets « à la mode » de l'enfant : les faux ordinateurs, sa tablette, les costumes des dernières princesses de dessins animés, toutes les figurines tirer de ces mêmes films, les posters de princes charmants... Tout ce que Lulu n'était pas : moderne, brillante et cool.

    Le transport dans la benne avait été affreux. Et le spectacle avait été encore plus affreux quand enfin elle avait redécouvert la lumière du jour. Si elle avait un nez, Lulu se le serait immédiatement bouché.

    Un grondement de tonnerre retentit au loin, se reprochant dangereusement. Et il se met à pleuvoir. Lulu reçoit les gouttelettes de plein fouet. Elles ne peuvent même pas couler sur son visage, telles des larmes que Lulu ne peut verser. Le tissu de coton absorbe immédiatement l'eau, aussi vite qu'une éponge.


 

La Poupée Lulu - NouvelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant