Mercredi 3 novembre
Gillian
— Vous n'avez pas fini le lycée ?
L'air se bloque dans ma poitrine. Un immense nuage d'anxiété s'y trouve coincé, et il continue d'enfler à mesure que le silence s'égrène, que le regard me fixe.
Okay, Gillian. On expire. On accueille l'émotion et on garde le meilleur pour la fin...
— Effectivement. Je me suis occupée de mes deux jeunes sœurs.
J'espère qu'elle ne me demandera aucune explication. Je ne tiens pas à utiliser Judicaëlle et Joséphine comme facteur de déscolarisation. Elles n'y sont pour rien. C'est un choix que je ne regrette pas, même si j'en paye le prix.
— C'est-à-dire ?
Un faux air poli juché sur mon visage, je repousse une mèche échappée de mon chignon et la rabats derrière mon oreille. Le stress me retourne le ventre d'une douleur aiguë. De l'extérieur, je ne dois rien laisser paraître. Dans un tic incontrôlé, je tire de nouveau sur les manches de mon sous-pull, vérifiant qu'elles couvrent toujours les batailles menées sur mes bras.
— C'est-à-dire... J'ai une différence d'âge avec mes sœurs. Il se trouve qu'elles avaient quatre et sept ans quand j'ai fait le choix de m'occuper d'elles. Pour ma part, j'avais atteint l'âge légal de quitter le système scolaire, et j'étais leur seul soutien.
Les sourcils de la femme se froncent. Je vois bien qu'elle relie mon CV, parcoure plusieurs fois cette chronologie dont le plus beau phrasé ne peut dissimuler les périodes de creux.
— Et vous avez le permis ?
Je hoche la tête, fière. S'il y a bien quelque chose auquel je tiens, c'est mon permis, passeport pour ma liberté, et ma voiture.
— Oui. J'ai beaucoup économisé. Je suis consciente que c'est important de nos jours, hors des grandes villes.
— Et... je ne vois pas de période de travail ?
Je me mords la lèvre, comprenant ce qu'elle sous-entend. Je ne peux évidemment pas faire figurer dans un CV que j'ai économisé de l'argent du deal de substances illicites, et parfois même de prostitution, dans mes plus sombres heures. Il y a longtemps que j'ai cessé ce genre d'activités, mais à l'époque, c'est ce qui me permettait d'amasser le plus vite. Je tenais simplement grâce à l'idée que j'espérais m'élever plus tard.
— Hm... Beaucoup de cet argent provient de la période où j'étais mineure. J'ai effectué pas mal de petits boulots divers que les gens me payaient... vous savez... comme un service.
— Le genre de travail non imposable... je vois...
Son ton se fait pourtant taquin. Elle ne me juge pas. Il n'est pas rare que les adolescents récupèrent de l'argent par de menues missions, baby sitting, tontes des pelouses, quelques ménages chez des connaissances qui sont ravis de se délester. Rien d'autre ne lui vient à l'esprit. C'est un soulagement autant qu'une tristesse pour moi. Je n'en montre pourtant rien.
— Et qu'est-ce qui vous décide à rentrer dans le système salarial ?
Je me redresse, les épaules rejetées en arrière. Voilà une question facile.
— J'ai quelques projets pour l'avenir. En plus du fait de subvenir à mes besoins, j'aspire à un peu de stabilité. Et ce serait l'occasion pour moi d'acquérir de l'expérience tout en apportant les compétences que j'ai déjà.
Ridicule. J'ai l'impression de débiter des conneries copiées-collées sur internet. C'est pas moi tout ça. Et pourtant c'est une réalité. J'ai besoin de stabilité, d'un salaire fixe parce qu'il faut bien manger, m'habiller, me soigner. Je veux pouvoir dormir le soir sans me soucier de quoi demain sera fait, sans me tordre le cœur de doutes et d'incertitudes à propos de mes sœurs.
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Les ombres précieuses. (WxW) [terminé]
RomanceGillian se bat pour guérir. Récemment sevrée de drogues, elle tente de se reconstruire, tiraillée entre ses responsabilités familiales et sa santé physique comme mentale. Le monde extérieur l'effraie, et à l'abri des murs de l'hôpital, elle peine à...