Chapitre 3

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Mardi 9 novembre

Gillian

Le nez fourré dans le ventre de monsieur Oliver – un poussin en crochet que Lévy vient de m'offrir – j'inspire profondément. La laine sent le neuf. Au moment où j'étouffe presque, je me redresse et contemple ses yeux noirs et son bec jaune. L'anxiété qui m'agresse me donne presque envie de le presser jusqu'à ce qu'il perde toute forme. Je ne le ferai pas bien sûr. Mais je me demande si je finirai comme lui : une petite chose inerte, de peu de valeur et facilement démontable. Je m'en veux aussitôt de nourrir de telles pensées envers ce cadeau auquel je tiens déjà tant et le serre contre mon cœur.

Malheureusement, aussi tendre soit-il, il ne m'est d'aucune aide face à mes problèmes. Le bonheur d'avoir été rappelée pour le travail auquel je postulais a vite laissé place à la noirceur de mon environnement. Je laisse Monsieur Oliver de côté quelques secondes et reprends mon téléphone abandonné, faute de savoir quoi répondre.

De : Judicaëlle
9/11 – 20h52

Maman a fumer.

J'ai beau connaître ces trois mots par cœur, chaque fois qu'ils me sont adressés, j'ai envie de tout détruire. Ce n'est qu'une envie, je suis incapable de détruire quoi que ce soit autour de moi, alors à la place j'assiste à l'explosion de rage intérieure. C'est effroyable parce que personne ne le voit. Immobile, à plat ventre sur mon lit, j'ai comme l'impression d'être fissurée, et la colère me paralyse en même temps qu'elle s'insinue dans chaque petite faille en moi. Et des failles, bon sang, il y en a.

Je respire à peine, pourtant mon cœur bat à tout rompre. Car tout se rompt. Les bruits autour de moi, engloutis dans le silence, le bonheur broyé par la peur, mon corps divisé en deux. Dans ma tête, ma peau se fissure, et je me perds dans les méandres des pleurs rouges qui s'y promènent. Aller chercher la douleur intérieure pour la ramener là, tout près, à l'extérieur. Aller piocher le mal profond pour le ramener en surface, parce que c'est plus simple de gérer la douleur physique que la mentale. Parce qu'un pansement et un peu de désinfectant suffisent à soigner le corps alors que l'esprit – punaise – comment on fait ?

Je chasse de toutes mes forces l'envie de me scarifier, les yeux fermés, monsieur Oliver pressé au creux de mes bras. Mais j'y arrive pas. J'ai envie de fumer, envie de m'envoyer toute la coke du monde pour oublier, pour ne plus rien avoir à gérer. C'est mal. C'est la facilité. Mais en cet instant, je me fiche bien de demain, de l'avenir. Je veux qu'on m'oublie. Je veux disparaître. Tout tourne autour de moi, et je ne parviens pas à calmer le rythme de mon cœur. Les mots de ma sœur flottent devant mes yeux, et avec eux les images. Je ne les connais que trop bien. Je suis devenue ce que je suis à cause d'elles. Ou plutôt à cause d'Elle. Ma mère. Graziella.

Elle me pousse au pire, et maintenant que je n'habite plus chez elle, elle impacte mes sœurs. À dix-neuf ans, j'ai appris à survivre comme je le peux, même si parfois je doute d'aller bien loin. Or Judi et Jo n'ont que neuf et six ans. Je ne peux pas imaginer ce que sera leur vie si elles suivent un chemin similaire au mien. L'impuissance me ronge.

Quelques larmes s'échouent sur ma peau, brûlent mes bras. Dans un mouvement parfaitement puéril, je les essuie rageusement, repoussant ces gouttes de détresse que je ne mérite pas. Je ne peux rien pour mes sœurs, ne peux pas les sauver. Je reste là, enfermée dans un hôpital psychiatrique à me morfondre sur mon sort, pendant que notre mère vole leur enfance.

Elle ne le fait pas exprès. C'est une addict, elle aussi. Au cannabis, cocaïne, métamphétamine. Et une dealeuse en plus de ça. L'essentiel de ses revenus lui vient de sa production qui pousse royalement dans le jardin et une autre partie dans la chambre d'amis. C'est comme ça que j'ai plongé en enfer, et j'y ai emmené mon corps avec moi.

Les ombres précieuses. (WxW) [terminé] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant