La brume se levait vers "l'Empire aux 1000 Îles". Glissante, elle se dirigeait lentement vers l'île de Seikai à travers le néant du Voïd. Envoûtante, ses volutes grisâtres et froides hypnotisaient les habitants de la ville. Menaçante, elle avançait inexorablement.
Aucun vent ne soufflait sur le port. Les embruns marins du Nord et les bourrasques froides du Sud ne se rencontraient plus dans les cieux au-dessus de l'île. Les fanions et les drapeaux ne battaient plus au vent, ayant cessé leur éternelle danse frénétique qui saluait tantôt les navires et les aéronefs qui arrivaient à la Porte de l'Archipel. Les infatigables marins qui déchargeaient inlassablement les marchandises et venaient sur la jetée demeuraient immobiles, apathiques. Les imperturbables soldats impériaux qui gardaient la ville de Seikai et maintenaient l'ordre sur la province étaient quant à eux confus, mais une expression interdite sur leur visage laissait deviner l'étrangeté de la situation.
Il ne brumait jamais à Seikai. Les vents, aujourd'hui absents, assuraient un temps dégagé et idéal à la navigation ; et le Miracle Tengoku perçait idéalement l'obscurité du Voïd pour permettre une vision excellente autour de l'île. C'était ce qui faisait de la cité le principal port international de l'archipel de Kuni. Et pourtant, la couleur sombre de la brume la rendait presque imperceptible, même dans l'horizon noir par-delà l'océan.
Les murmures des habitants remplacèrent le silence assourdissant : de l'enfant émerveillé à l'ancien qui fouinait dans sa mémoire pour trouver une occurrence passée d'un tel évènement, tous étaient curieux. Habitués aux étrangetés du monde grâce à l'ouverture internationale de la cité, les habitants se trouvaient pourtant démunis et en questionnement face à ce phénomène pour le moins étrange. Même les marins et les explorateurs chevronnés parmi la foule discutaient frénétiquement entre eux pour tenter de trouver la nature de cette brume.
Mais beaucoup étaient également inquiets. L'inconnu effraie et après plusieurs dizaines de minutes, l'atmosphère était tendue. Certains proposaient d'avertir la garde, ce qui était inutile puisque tous sur l'île pouvaient voir la brume. D'autres percevaient en la brume une manifestation des forces énigmatiques qui régissaient le Voïd. Un sentiment de malaise s'emparait petit à petit de tout Seikai.
Car même les animaux ne bougeaient pas. Les Kani, de toute taille et espèce, semblaient tous regarder quelque chose, comme si leurs yeux voyaient quelque chose d'invisible à la vue humaine. Fixes, ces bêtes vénérées des habitants de la nation de Kuni avaient désormais un comportement calme. Même les impétueux mais entraînés Senshi no Kani semblaient ne plus pouvoir écouter les ordres des officiers et des commandants.
La brume, désormais d'un blanc laiteux, semblait laisser échapper des volutes noires par endroit. Elle était désormais proche du port et commençait à venir lécher les coques des premières grandes jonques comme celles des trois atakebune de la flotte impériale, stationnées là pour protéger les lignes de commerce. Les marins à bord, d'abord un peu effrayés, se laissèrent être engloutis par ce drap blanc qui épousait les formes des objets qu'il recouvrait. Les bâtiments disparurent tout à fait dans cette brume, ce qui déclencha une nouvelle vague de murmures chez les habitants qui observaient toujours la scène. La brume s'avançait toujours, et engloutissait désormais les embarcations plus petites qui reposaient à l'abri dans la baie. Plus proches du quai, les marins à bord décidèrent d'en sortir et de se mêler à la foule réunie sur les jetées, dont les pilotis entraient en contact avec la brume.
Le mur blanc qu'elle formait semblait grimper aux cieux et disparaissait dans le néant noir du monde ; tout en entourant l'île dans une sorte d'étreinte progressive. L'air était plus froid désormais, comme si la brume blanche était faite de neige. Une foule se formait au pied de ce mur, avec en tête les enfants aventureux et curieux qui se demandaient bien ce que cette... chose pouvait être. L'un d'eux, plus téméraire que les autres, décida même de s'avancer de de toucher le rideau blanc. Comme un mur, celui-ci ne produisait pourtant pas d'ombre et sa surface lisse n'était pas plate : des sortes de vagues la parcourait, formant une sorte de mer verticale.
Survint alors le chaos. L'épais manteau de fumée s'illumina brusquement, d'un rouge flamboyant et tous virent l'ombre d'une des grandes jonques atakebune qui semblait imploser, rendant aussi les ombres des autres navires visibles : une pluie de débris enflammés vint s'abattre dans la foule qui paniqua et se rua en dehors du port, fuyant désormais l'objet de leurs curiosités. Un mât massif s'abattit sur le port, brisant net le quai en bois et fracturant la jetée en pierre qui longeait le bord de l'eau. Des incendies démarrèrent dans les maisons trouées par les projections de planches brûlantes. Se mêlant aux cris de panique des habitants, les hurlements des marins perçaient la brume : des hurlements de douleur, de détresse, d'agonie. Certains avaient été soufflés par l'explosion et finissaient en des tas pêle-mêle ou tordus, leurs corps calcinés ou mutilés se trainant parfois en quête de survie vers des escaliers ou des fuyards. On entendait au large les canons des navires de guerre tonner et les détonations des tirs des soldats, parsemant la brume de flashs dorés semblables à des étoiles de feu.
De la brume surgissaient des formes noires, floues, qui se jetaient sur les pauvres civils terrifiés pour les amener brutalement dans la brume dans des cris déchirants et des larmes de terreur pure. Les rues étaient prises d'assaut par les habitants qui fuyaient la mort. Du sommet de la colline qui surplombait la ville, là où se trouvait la garnison impériale et le palais du Gouverneur, descendaient troupes, armes et Kani prêts au combat, tandis que les batteries d'artillerie côtières ouvraient le feu sur la brume et ses manifestations démoniaques. Les obus s'abattaient lourdement sur la ville, tentant d'endiguer le poison qui remontait les veines de la cité et qui s'en prenait à son sang. Les flammes faisaient rage, laissant monter au ciel des fumées noires et grises de cendre, emportant avec elles la vie des gens qui habitaient là ; ces mêmes gens qui jonchaient désormais les rues de Seikai dans des flaques de sang et de chair. Ces volutes se mêlaient à la brume, perdurant vaillamment un court instant avant d'être étouffées en son sein.
Tout cela s'offrait à la vue du Gouverneur Iko Itamori, qui, la lèvre tremblante et les yeux baignés de larmes, ne pouvait que regarder les navires en flamme, les bâtiments en flamme, les personnes en flammes et la froide brume qui engloutissait petit à petit toute son île bien-aimée.
Se ressaisissant néanmoins, il prit son sabre et ordonna à sa garde rapprochée de le suivre. Il protégerait les survivants du désastre jusqu'à sa mort. Il repousserait la menace. Il protégerait la nation. Il ferait respecter son serment à l'Empereur.Son île, la Porte de l'Archipel, tomba en moins d'une demi-heure.
Kuni était désormais en guerre.
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Les Chemins Du Temps - Tome 1 : La Terre du Passé.
Fantasia28 Janvier 429 de l'ère Hangyo. Alors que "l'Empire des 1000 îles" refuse de s'ouvrir au monde et se réfugie dans l'isolationnisme, la guerre va forcer l'archipel de Kuni à changer : ses habitants vont questionner leur culture, ses philosophes leurs...