Malaïka

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Malaïka

Au commencement était le verbe. Puis, il y eut des explosions dans l'univers, du magma sur terre, des dinosaures, puis moins de dinosaures, des bestioles en forme de hamster qui se sont transformées en singes, ces singes ont perdu leurs poils, ont appris à se servir de briquets, ont domestiqué des moutons, il y eut des guerres, des massacres, des naissances, des fêtes, des croyances, Jésus, Mahomet, Zoroastre, des voyages, des peurs et, entre tout ça, il y eut l'amour. Depuis qu'il existe, l'amour a incarné des milliards d'êtres et sous toutes les formes. Il y a quelques petites dizaines d'années, l'amour a notamment pris ses appartements dans le corps de Malaïka et de Victor. Ainsi installé, l'amour a fait abattre la cloison entre ses deux propriétés et -ci n'a eu de cesse de faire déborder les meubles et la tapisserie d'un appartement sur l'autre, et vice-versa, jusqu'à ne plus pouvoir les distinguer l'un de l'autre.

Néanmoins, avant de se croiser, Victor et Malaïka ont vécu des histoires — des Histoires, même — différentes. Malaïka est née en banlieue de l'une des villes les plus riches d'Europe, autant sur le plan culturel, politique, financier, que touristique, d'une mère kenyane et d'un père violent. C'est sa mère seule qui a choisi de l'appeler ainsi — ange, en swahili —, en référence au titre d'une des musiques d'Afrique de l'Est les plus connues du XXe siècle, dans laquelle une personne chante et son amour pour une tierce personne, et les limites financières de cet amour.

Ce petit ange est né plus précisément dans une salle d'hôpital où elle a tout de suite pu saisir à quel rôle elle était assignée dans la société : sa mère a accueilli en pleine conscience son bébé en compagnie de deux voisines de chambrée, Malaïka a découvert la lumière du jour, le lait et le réconfort maternel, l'absence et le mystère paternel. Trois jours plus tard, elle se sédentarisait dans un appartement loué par sa mère et ses trois frères, dans un immeuble pris en sandwich entre un chemin de fer et un chemin de goudron où passaient des véhicules à la vitesse maximale autorisée. Non loin de là, achalandée par une bretelle de sortie d'autoroute, était postée une station essence qui, dans son histoire, avait peu connue la solitude, si rapidement rejointe par un fast-food, puis deux, puis une supérette, un hypermarché et de nouvelles toilettes dont on pouvait noter la propreté de sourire à visage pas content ; le tout, agrémenté d'une ribambelle de publicités carnassières et multicolores, mettant en avant le rouge qui exacerbe l'appétit et le vert qui apaise la prudence écologique et sanitaire du quidam. Aussi, la zone fut bientôt prise d'assaut par une population cosmopolite composée d'automobilistes de passage et d'autant de résidents de proximité. C'est ici que Malaïka a découvert la nourriture. Et, conditionnée par ce modèle dès la plus tendre enfance, l'assèchement des règles du bien-manger allait se faire une place tout naturellement dans ses habitudes. Née à côté du plus éminent symbole du Soft-Power français, Malaïka était un des plus piteux symboles des faillites de la théorie du ruissellement.

Ses trois grands frères n'étaient jamais tous ensemble à la maison, à part aux anniversaires. Ils étaient disséminés dans le département, s'échangeaient la place, passaient, oubliaient leurs clefs ou leur brosse à dent et revenaient, toquaient à la porte, s'engueulaient, riaient fort, faisaient bêtement tomber une assiette, mettaient trop haut le volume de la musique dans la douche, et toutes autres sortes d'actions lambda qui réussissent pourtant, sans qu'on en voie les acteurs, à inscrire une présence dans un lieu. Comme un manager de cantine, la mère coordonnait les tâches ménagères, inventoriaient les entrées et sorties de matériels et de personnes, confondaient le nom de ses fils en les voyant s'assoir à des endroits toujours différents dans la maison — et la chose se compliquait quand ils passaient verticalement à leur cadet les habits devenus trop petits pour l'ainé, ou lorsque la copine de l'un qui venait dormir à la maison portait le même nom que celle de l'autre, à moins que ce ne fût la même personne qui avait changé de goût et donc de copain, tout en restant attachée à la patte de la maison. Quand ils étaient absents, la mère régnait sur ses fils par des ordres stricts énoncés avant leur départ. Son téléphone ne quittait jamais la poche de son tablier jaune-vert parsemé de rameaux d'oliviers et il était rare que le téléphone sonnât sans qu'on y répondît. La cadette était étouffée au milieu de ses trois grands frères, qui brillaient même dans leur absence.

L'or pèse plus lourd que tous les obèsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant